A FEU ET A CENDRES Elle ne se rappelle que trop peu du rouge prédominant de Mars. Elle ignore encore la raison du départ précipité de ses parents loin de chez eux. Peut-être était-il question de la montée du Triumvirat qui se faisait sentir – ils n’ont pas été les premiers à fuir – ou bien Joram, son père, avait besoin d’un libre accès à des matériaux divers pour faire briller son art. L’une comme l’autre, ces raisons lui semblent autant floues que probables. Il lui est déjà arrivé de poser des questions mais, ces dernières se seront généralement retrouvées écartées, les réponses remises au lendemain. Alma, sa brave mère, lui aura raconté un jour que papa avait du travail à faire, et un autre que la pression de la Terre qu’ils ressentaient leur cassait vraiment les couilles. Ses parents avaient déjà un langage fleuri. Pour tout ce qu’elle retient de ses origines, Nejma sait que son nom signifie ‘‘Etoile’’ ou ‘‘Astre’’, comme quoi le couple passait son temps à regarder vers le ciel en rêvant, même si la fille ne sait plus à quelle langue terrestre son prénom est assimilé. Sa mère le lui aura sûrement appris mais, depuis le temps, elle a oublié.

ENGRENAGES En revanche, ce dont Nejma se souvient, c’est de Keller. Ah. Keller. La station avait une toute autre gueule en ce temps. Sans être mieux fréquenté, c’était plus petit, encore naissant. A l’époque, la petite s’amusait à se glisser dans les conduits pour jouer, se cacher. Parfois, son père la perdait de vue mais on parvenait toujours à la retrouver bien vite. Maintenant, ça ne serait plus possible. Quitter des yeux son môme au milieu du bordel ambiant de réfugiés et de pirates, ça équivaudrait à ne plus jamais le revoir. Il y avait dans l’air de Keller un parfum d’huile et de métal fondu qui ne l’a jamais quitté. On commençait à réellement souder des bouts de vaisseaux entre eux, le début de la croissance. Sa mère n’était pas souvent là, à régulièrement faire la navette entre les stations et planètes et, pour toute éducation, Joram lui aura fait ‘‘l’école à la cabine’’ ou plutôt, à l’atelier. L’homme avait beau être mécanicien, il avait un niveau scolaire d’ingénieur alors, forcément, on s’arrachait son savoir ainsi que ses services. C’était pas souvent qu’on pouvait croiser, loin, dans un coin perdu de l’espace, quelqu’un avec un aussi haut niveau d’éducation et ses premières armes, c’est avec lui qu’elle les a fait. A l’assister pendant ses travaux, à trainer dans ses pattes pendant de longues heures et, quand Nejma fut en âge de répondre à des ordres précis, il n’avait aucun scrupule à l’envoyer réparer des choses directement dans des moteurs, là où un homme adulte ne pourrait pas passer. Certains diraient que c’était un mauvais père, irresponsable. Nejma, elle, continue de penser qu’il lui a appris bien plus que n’importe quelle école.

RETOUR DE FLAMMES Nejma n’a pas quinze ans lorsque l’accident survient. Par chance, l’adolescente ne se trouvait pas dans l’atelier, ni même proche de ce dernier. Ça fait quelques temps déjà qu’elle traine avec certaines connaissances et un ami en particulier, Jian, âgé d’à peine plus que la donzelle. Encore aujourd’hui, cette dernière se souvient de ce qu’ils faisaient quand c’est arrivé. Les deux jeunes n’en n’étaient pas à leur coup d’essai et avaient ‘‘emprunté’’ une navette juste histoire de la faire flotter un peu. Alma avait appris vite fait la conduite à sa fille quand elle revenait au statioport mais, clairement, Nejma était bien moins douée que son ami. Ils ne sont pas restés bien longtemps au dehors, et n’ont pas été pris sur le fait – tout de suite –. A leur retour, on cherchait l’adolescente pour la prévenir. Ça avait pas mal secoué la station à l’époque, c’était pas un petit accident. Une grosse majorité de l’atelier s’était retrouvé carbonisé, pour le reste, les portes coupe-feu avaient fait l’affaire. L’odeur, quand elle s’est rendue sur les lieux, elle ne l’a pas oubliée. Celle de son admiration partie en fumée.

LIQUIDATION TOTALE  Même pas un an s’était écoulé quand Alma partit rejoindre son conjoint. Revenue d’un contrat difficile, en plus du trajet, la femme avait dû aider au dépôt de la marchandise et l’un des bidons était pété alors, en plus de se couper, sa blessure s’était retrouvée imbibée des produits qui se trouvaient à l’intérieur. Rien de bien joli, ça, tout le monde pouvait parier là-dessus. Et ça n’a pas raté, l’infection fut particulièrement furieuse mais, pour la mère, c’était impensable que de rester au repos. Elles avaient besoin d’argent après que la mort de Joram ait révélé les dettes de ce dernier. Pas mal de crédits avancés çà et là auprès de certains pirates, le tout pour ses travaux, ses améliorations de vaisseaux. Nejma avait réussi à se faire engager comme assistante dans un garage et cumulait avec quelques missions de réparation à l’extérieur, principalement de la soudure. Elle a beau être jeune, l’adolescente sait ce qu’elle fait et puis, on n’est jamais contre des bras en plus. Alma succomba peut-être deux semaines après et ce fut au tour de la fille Saadi que d’en endosser le prix. Si le vieux Georges, Ol’ Georges comme on l’appelait, le père de son ami – même si elle n’a jamais vraiment su s’ils étaient réellement de la même famille – lui disait qu’il allait s’occuper d’elle et que tout irait bien, Nejma craingnit sincèrement de finir comme esclave sur Merry Fields ou pour quelque équipage. Quand le gars à qui elle devait des crédits se fit plus pressant, l’adolescente, pourtant si jeune, parvint à un arrangement. Elle a été instruite par son père alors, si quelqu’un savait comment gérer un vaisseau et des améliorations, c’était bien elle. Par chance, leur mécano était passé par le sas récemment – il se faisait de l’argent sur leur dos – et Nejma se vit prise en remplacement, tout en considérant qu’elle n’aurait pas de seconde chance à la moindre erreur de sa part.

NATURE HUMAINE Dire que la donzelle se tue à la tâche n’est qu’un modeste euphémisme. Loin d’avoir liquidé sa dette, elle avait l’impression de s’enfoncer dans les ennuis. Parfois, l’équipage la prenait avec eux et Nejma ne fut pas fière de ce qu’elle a vu. Violence, trafic, meurtre, si elle a toujours été du genre bravache sur la station et auprès des autres, elle faisait tout pour se faire oublier, loin des espaces communs. Elle se retrouva impliquée, occasionnellement de façon personnelle, et cela reste une période de sa vie que la femme refuse d’aborder. Cependant, c’est pendant ces sombres moments qu’elle l’a rencontré. C’était un pirate assez jeune, bien que son aîné. En y repensant, Nejma ne comprend pas pourquoi mais, il a été pour elle comme une lumière dans le noir. Le genre un peu rebelle qui envoie tout balader et qui promet de belles choses. L’aider, la sortir de là, et fuir tous les deux. Et elle était conne, Nejma, Jian le lui a dit, Ol’ Georges aussi. C’était un beau parleur, il était sauvage, sa peau respirait la liberté. Il lui a parlé de ses rêves, d’un vaisseau bien à lui qu’il appellerait Sérénité. A peine six mois après, son ventre s’arrondit. Leur histoire avait filé plus vite que la lumière, avec le bruit explosif d’un moteur qui l’a dépassé. C’était intense. Elle avait dix-neuf ans lorsqu’elle a accouché et, peu de temps après, le pirate disparaissait aussi promptement qu’il était apparu dans sa vie. Alors, il ne lui restait que ses larmes et son cri de rage étouffé quand elle se mord le poing. L’enfoiré. Jamais elle ne le reverra mais, elle se promet que si elle croise sa route, elle lui fera bouffer ses dents et l’enverra en personne au travers d’un sas. A partir de là, elle retourna au point de départ mais, avec une mioche sur les bras.

DERAPAGE CONTROLE L’organisation de son existence se faisait dans le chaos et le bruit. Ol’Georges lui gardait sa gamine lorsqu’elle devait bosser et Jian restait toujours dans le coin pour surveiller ses arrières. C’est encore environs sept longues années que la jeune femme sue sang et huile pour celui qui se considérait comme propriétaire de sa vie. Un jour, il alla même jusqu’à menacer son fille et cela réveilla en Nejma des instincts qu’elle n’avait jamais soupçonné. En silence, elle lui jura la mort, à lui, et à tous ses foutus moutons crasseux. Ce qu’elle ignorait, c’est que leur vaisseau explosera lors d’une échauffourée avec les militaires de la flotte. Ah, ça leur aura fait les pieds et faut croire que Nejma avait le don pour se retrouver là où rien n’éclate. Il fallait peut-être commencer à songer qu’une bonne étoile veille sur elle mais, la femme n’en avait pas le temps. Si sa dette avait fini par disparaitre dans le froid infini de l’espace, elle devait encore travailler pour assurer sa survie, à elle et à la petite puis, on n’efface pas sept ans de mauvaises fréquentations du revers de la main. Ainsi, il lui fallut le temps de se retourner, faire le tri dans ce qu’elle connaissait. Il lui arrivait encore de travailler pour quelques pirates par-ci par-là mais à présent, elle veillait à ne plus se retrouver plongée dans leurs affaires. Elle répare, remet en état, un point c’est tout. Régulièrement, elle s’absentait – comme sa mère le faisait avant elle – pour remplir des contrats sur d’autres stations ou même récupérer des vaisseaux en rade pour les faire repartir de plus belle. Ce n’était pas qu’un besoin financier, c’était vital. Quitter un peu Keller et s’éloigner de son air vicié. Au final, ça va en s’arrangeant.

LIES PAR LE SANG Nejma n’aura jamais affirmé être une bonne mère, néanmoins, elle considère avoir fait de son mieux avec ce qu’elle pouvait. Rarement là, elle avait pas mal bourlingué pendant cette période, continuant de développer son expertise. Il lui arrivait même d’être engagée provisoirement par des équipages le temps de quelques voyages, voire, plus longtemps si elle avait de la chance. Pendant ce temps, elle envoyait les crédits qu’elle amassait à Keller, pour sa fille. Nejma lui offrit des cours par holo-enregistrements, pour qu’elle ne soit pas aussi peu instruit que sa mère – et c’est un regret que la femme ressent encore, que de n’avoir jamais fait de vraies études – pour le reste, Ol’ Georges s’en occupait. Puis, quand ce dernier se fit plus vieux et la petite aussi, la mère emporta l'enfant avec elle. Franchement, c’était pas facile de se faire engager parfois, en sachant que la môme allait la suivre, mais Nejma se démenait pour faire fonctionner les choses. Malheureusement, après plusieurs années à ne passer qu’en coup de vent, sa fille avait développé une sorte de distance vis-à-vis d’elle. Et, bien que ce fût absolument compréhensible, elle n’eut pas la meilleure façon de gérer les choses. Désireuse de créer des liens, elle la força à s’intéresser à la mécanique des vaisseaux et redoubla de sévérité quand elle paraissait distraite ou qu’elle poussait sur son autorité. Les éclats de voix ne furent pas rares et, au final, c’était comme si Nejma n’avait jamais su s’exprimer autrement que durement. Plus d’une fois, elle aura demandé de l’aide à Jian qui avait bien meilleur contact avec sa fille – cette dernière demandait même à rester avec lui plutôt qu’avec sa mère –, sans grand succès. Les années avaient écorchés les nerfs de la femme et renforcé sa carapace contre laquelle même son propre enfant s’écrasait. Il lui arrivait alors de se consoler entre des bras divers et variés, une façon de se rassurer. Pour elle, ce n’était jamais sérieux et cela rabaissa sûrement encore l’image qu’avait la demoiselle de sa mère.

MONDE FLOTTANT De cette manière, elle ne lui en tint pas rigueur quand sa fille ne lui donna plus de nouvelles à peine débarquées sur la Flotte et qu’elle entra, dans le même temps, à l’Académie. Toutes ses années à voyager ensemble, à essayer de les rapprocher l’une de l’autre, n’avaient finalement servi qu’à créer un trou noir entre elles et ce, malgré les épreuves. L’adolescente lui reprochait de l’avoir littéralement abandonnée sur Keller pendant ses jeunes années, puis, de l’avoir exposée au danger quand Nejma l'avait prise avec elle. Après tout, elles ont essuyée plus d’une fois les aléas des voyages spatiaux, même quand la mère décida de les
mener sur la flotte pour que l'enfant ait un meilleur avenir que le sien. Parlons de karma ou de destin mais leur vaisseau fut attaqué en chemin et cet évènement marqua une réelle scission entre elles. Pour la jeunette, elle en avait assez, plus qu’assez que sa mère décide de sa vie, de son bien, alors qu’elle ne valait pas mieux que les pirates qui les avaient surpris et volés toutes leurs ressources. Une nouvelle existence se dessinait pour elle sur la flotte et elle refusait que sa mère la gâche. De son côté, Nejma essaya de garder contact, tout en s’adaptant à cette société étrangement bien organisée pour elle. Bien qu’elle refusait de se laisser tenter par les affaires du marché noir, c’est ce genre de présence qui lui semblait la plus familière et qui la rassurait. Peut-être que c’était vrai, qu’elle valait pas mieux que les pillards du système.

GRANDS FROIDS C’était vide, une cavité dépouillée, la peine bien trop grande. Le beau Ol’ Georges les avait quittés. Nejma apprit la nouvelle bien après son décès, ne pouvant prendre contact directement avec Keller. Ce sont des nouveaux arrivants qui lui ont auront parlé. Merde. Déjà, elle savait que le vieil homme lui manquerait. Elle s’efforça de prévenir sa fille, sans succès ni réponse et finalement, Jian lui informa qu’il lui avait communiqué son décès. Encore une fois, l'adolescente préférait lui répondre à lui plutôt qu’à sa propre mère. En de rares occasions, elles se croisaient, le plus souvent lors de l’Australe et la jeune femme ne répondait pas toujours aux salutations de Nejma. Comme quoi, elle était désireux de préserver leurs interactions à l’essentiel. Une distance à laquelle Nejma s’habitua, étrangement mais cela ne fit que renforcer ses mauvaises habitudes. Nuits éparpillées çà et là, ça allait jusqu’à ce qu’un type décide de trop s’accrocher à elle. La mécanicienne n’était pas intéressée et le goret l’a mal pris. Habituellement, la femme criait plus qu’elle ne frappait, cependant, face aux traces qu’il laissa sur son corps, Nejma pouvait affirmer qu’elle le lui rendit bien. A côté de ces histoires qui ne se terminaient pas souvent bien – aux vues de ses fréquentations – elle eut du mal à trouver sa place, et à prouver ses compétences, auprès d’autrui. Sans diplôme et avec sa parole pour seule preuve de son savoir, elle commença bien bas, comme assistante. Un retour aux sources, bond en arrière et ce fut un sentiment extrêmement frustrant. Heureusement, les choses s’améliorèrent une fois sa licence d’activité passée – ce fut l’unique évènement de sa vie qui se rapprocha le plus de l’éducation – et que son travail se révéla de façon naturelle.

TEMPS MORT Actuellement, les choses se tassent. Parvenue au plus haut poste qu'elle pouvait espérer, Nejma se retrouve à diriger plusieurs assistants mécaniciens sur les vaisseaux. C'est à la fois un honneur, mais aussi une consécration. L'âge commence à se faire sentir dans ses articulations raides et, lentement, la femme se sent glisser vers une pente qui ne lui plait guère. Depuis combien de temps n'a-t-elle plus vu ou entendu parler de sa fille ? Beaucoup trop à son goût. Alors elle tente, elle tente encore que de reprendre contact, elle soupire, elle s'ennuie presque. Toujours à fumer occasionnellement, à boire quand les soirées se font trop longues et à attendre de voir de quoi serait fait son lendemain. Nejma a la sensation que son aventure s'arrête ici et c'est un drôle de sentiment. Elle passe parfois trop de temps à observer les plus jeunes, à regarder ses assistants se débrouiller et elle espère qu'ils feront mieux que ce qu'elle a pu accomplir jusqu'ici. Puis, il y a eu l'accident, l'explosion au sein du Colossus 5, une décharge au fond de son cœur qui ne battait plus. Et de la colère envers ce Capitaine qui aura fait preuve de négligence. Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas sentie autant outrée et cela lui aura rappelé à quel point son travail est important. Dans l'espace, une seule erreur et les voilà disparus entre le brasier du feu et le froid glacial du vide sidéral. C'est ce qu'elle se dit.