EARN YOUR PLACE, KID Par bien des aspects, la Flotte ressemble un peu à Keller. Ce qui a frappé Joe, quand elle s’y est intégrée, c’est ce système extrêmement similaire où chacun a une place pour lui, un rôle à tenir, pourvu qu’il se donne la peine de le trouver. Bien sûr, dans la flotte, on ne peut pas s’improviser dans telle ou telle filière sans l’aval des autorités, et sur Keller il faut conquérir et défendre ce que l’on veut garder ; mais l’idée reste la même. Trouve ta place. Enfant, Joe aimait explorer les recoins de  la station, en dépit des inquiétudes de sa mère : son père, lui, l’y encourageait. « Comprends d’où tu viens, et ce qui t’entoure : ça te rendra forte, et capable de négocier en toute connaissance de cause. » Il avait raison, bien sûr – et lorsqu’il fait défection en 2212 pour rester sur le Colossus 5 et rejoindre la flotte, c’est cette connaissance de son environnement qui a permis à la Kellari de subsister, avec l’énergie de ses seize ans et l’âpreté des consignes maternelles. « Trouve ta place, gamine », avait-elle asséné d’un ton catégorique non dénué de tendresse, « trouve ta place et garde-la, parce que personne te la donnera. » Seize ans, clairement pas taillée pour les rixes et la voie des armes – mais dotée d’une intelligence curieuse et d’un sens de l’expérimentation forcené. Après avoir passé ses années d’adolescence à démonter puis remonter tout ce qui lui tombait sous la main, sa voie à elle, elle l’a vite trouvée : elle a débarqué à Contrevent le sourcil froncé et le cœur résolu. « Ma place est ici. Je viens travailler. »
Qu’il en soit ainsi, lui a répondu la vie.
Aujourd'hui, Joe approche de l'âge qu'avait mère lorsqu'elle lui a donné ce bon conseil qui a façonné toute sa vie d'adulte.

THE MEANS TO AN END La fin justifie les moyens, elle l’a toujours appris. L’échelle de valeurs de Joe est assez floue, toute en teintes de gris : elle ne croit pas au bien ni au mal, juste à la force des convictions et au pouvoir de les défendre. Elle croit en la loyauté, profondément ; mais accordera la sienne à qui en vaudra la peine à ses yeux, qu’il soit marchand d’esclaves ou défenseur des opprimés lui importe peu. De la même manière, elle ne jugera jamais les choix effectués par autrui pour survivre : ainsi, elle ne voit nul déshonneur dans la profession exercée par sa mère toutes ces années, et ne l’admire que plus pour sa détermination à utiliser tous les moyens en son pouvoir pour survivre et rester autonome en dépit de l’adversité. Elle assume complètement ses années de piraterie et n’hésitera pas à sortir de sa réserve tranquille pour remettre fermement à sa place quiconque s’aviserait de porter un jugement sur les choix qu’elle a pu faire par le passé.

BETTER ALONE, ALL ON MY OWN Si la première partie de la vie de Joe s’est déroulée au contact d’une communauté pirate turbulente et a été fortement influencée par l’autorité abrupte de son père, c’est bien sa mère qui s’est imposée comme modèle. Elle a évolué par la suite dans des cercles majoritairement féminins, qu’il s’agisse de sa carrière au sein de Contrevent ou de ses années de piraterie sur la Valkyrie. Elle n’a jamais vraiment ressenti la nécessité de se définir par rapport à un homme, qui qu’il puisse être, et n’a donc pas vraiment de modèle masculin à part le souvenir de plus en plus distant de son père. Elle connaît la gent masculine principalement par la clientèle hétéroclite de sa mère, et n’a jamais été amoureuse. Socialement discrète, elle s’intéresse plus aux machines qu’aux hommes, et son désert sentimental ne lui a pas pesé jusqu’ici. Bien sûr, voir deux de ses co-équipières former un couple heureux pendant des années lui a bien titillé un peu les idées, mais elle n’a jamais creusé le sujet plus que ça.
Quant à avoir des enfants, sa position est claire : JA-MAIS.

DO YOU WANT TO BE MY FRIEND La découverte de Charlie a été une source de fascination pour Joe lorsqu’elle a intégré la flotte. Elle s’intéresse de près à la programmation de l’I.A. et a déjà interrogé plusieurs fois certains membres des équipes en charge de sa maintenance, pour en apprendre plus et évaluer les possibilités d’un tel concept. L’un de ses projets secrets serait de concevoir une machine capable d’héberger une telle conscience, et d’en faire un compagnon adaptable aux besoins de son propriétaire, quels qu’ils puissent être. Les technologies les plus avancées fournissent déjà les outils pour en jeter les premières bases et tenter quelques essais préliminaires, mais elle est trop insignifiante actuellement pour y avoir accès. Les profits seraient immenses ! Bien évidemment, les industries de l’armement et les filières du sexe en bénéficieraient sûrement plus que les autres, mais cela serait certainement utile pour créer des êtres artificiels capables de réaliser des tâches complexes, pour pallier aux éventuels manques de la société…

KNOW THE STRENGTH OF YOUR ARM C’est juste après la désertion de son père que Joe a été agressée pour la première fois, par l’un des associés de Shane qui pensait pouvoir mettre la fille dans son lit maintenant que le père était sorti du tableau. Frêle et délicate, la petite avait peu de chances de lui échapper ; mais la chance ou la destinée a voulu qu’il lui tombe dessus dans les ateliers où elle s’exerçait à disséquer un moteur hors d’usage. C’est à la clé à molette qu’elle s’est défendue, avec une vigueur alimentée par l’indignation – par la suite, bien consciente de la faiblesse de son bras, elle s’est procuré une arme et a appris à tirer, déterminée à mettre le maximum de chances de son côté. Aujourd’hui, Joe est une fine gâchette, plus à l’aise avec les armes de poing qu’avec les canons laser, mais capable toutefois d’être un renfort utile en cas d’escarmouche spatiale.

A HOME THAT BECAME AN EMPTY SHELL La vie était belle, sur la Valkyrie. Recrutée par Max après avoir effectué des contrats pour elle depuis des années, Joe s’y est rapidement fait sa place, entre Olivia au savoir-faire médical tout aussi prête à réparer les os qu’à les briser, Amaury au nom de garçon avec ses gros bras et ses muscles remarquables qui visait et opérait les canons de bord avec une précision démoniaque, et Lucy la seconde qui se chargeait de la navigation et du co-pilotage. Maintenant qu’elle y vit quasiment seule, ne croisant que fort peu Max retenue par ses propres missions, Joe y côtoie les fantômes de ses coéquipières tombées au combat, tâchant d’exorciser sa propre culpabilité de n’avoir pas su les sauver. La Valkyrie est toujours sa maison – c’est aussi un cercueil et un sépulcre. Elle aime le silence, Josephine, tranquille et recueillie ; mais pas à bord, non. Le silence, c’est l’absence d’elles, c’est tout ce qu’elles n’étaient pas, c’est entendre résonner encore l’écho de leurs voix. Alors, à bord, Joe s’étourdit de bruit, peuplant le vide autour d’elle de musique assourdissante dans son casque, pour ne pas risquer de trop se rappeler des trois disparues.

BETRAYAL AND HEARTBREAK La partie raisonnable et lucide de son esprit lui souffle que tout cela n’était qu’un fâcheux hasard, qu’une malheureuse coïncidence – qu’elles étaient juste là au mauvais endroit, au pire moment, que ce n’est la faute de personne sinon des douaniers trop imprudents. Sûrement, oui. Mais dans ses pires cauchemars, et même dans ses moments d’éveil lorsque sa mémoire digresse et entrouvre de bien douloureux tiroirs, Joe se souvient de cet instant fatidique : la Valkyrie gémissant ses trop lourdes blessures, le combat tournant mal, une seule piste de sortie accessible : dépressuriser une moitié du vaisseau pour préserver suffisamment de réserves et de ressources aux systèmes de survie pour atteindre la flotte. La voix de Max dans son oreillette, seule sur la passerelle, lui hurlant de ‘faire quelque chose, et vite !’, et ce dilemme affreux. A bâbord, Lucy, Olivia et Amaury à leurs postes de combat, et des systèmes gravement endommagés ; à tribord, une cargaison de huit réfugiés entassés, et des systèmes réparables. Des années d’amitié et une famille aimante, contre de parfaits inconnus, le choix aurait dû être évident – mais c’était également mesurer des chances de survie presque inexistantes contre des probabilités rassurantes. Et à peine une seconde pour choisir, et pour décider – pas le temps de leur dire de bouger, pas le temps de prier, pas le temps de supplier. Sa main a basculé sur le tableau de contrôle, et le vide s’est fait à bâbord, soufflant net l’incendie et tuant sur-le-coup ses trois coéquipières. Oh, le regard de Max après ça – l’accusation terrible dans ses yeux, le reproche cinglant, et cette rancune affreuse ! La dispute qui a suivi une fois arrivée à la flotte, la capitaine arguant qu’il y avait forcément une autre solution, et Joe lui reprochant de l’avoir obligée à choisir. Elles se sont opposées, elles qui étaient de si proches amies – affrontées, déchirées, déchiquetées avec le poids de leurs mots. La seule et unique fois où la timide Joe a tenu tête à son impressionnante capitaine. Une fois la dispute passée, elles ont fait la paix, et n’en ont plus jamais reparlé – mais un an après, elles s’évitent toujours, et leur amitié si chaude s’est gelée dans un carcan de froide politesse.
Joe ne s'est jamais pardonné.

TEARS OF BLOOD ‘Catin pirate !’ L’épithète a fusé, le coup a frappé – et Joe a volé en arrière sur le quai, projetée par une droite bien assénée. Son passé ne la rend certainement pas populaire, mais sur Colossus 5 nombreux sont ceux à partager un trouble passé. Elle n’y est pas jugée, par contre sur le Columbiad c’est différent. Venue réparer une console de détection défaillante, elle n’avait pas anticipé l’hostilité – n’avait pas imaginé qu’on l’identifierait pirate. Qu’on pourrait s’offusquer de la voir à un poste plus prestigieux que gratteuse de cambouis. La sécurité intervient rapidement, et c’est la tête haute que Joe rentre sur la Valkyrie, bien décidé à faire ses preuves, sans rendre compte à personne. Une fois à bord, elle masse sa joue douloureuse, panse sommairement sa lèvre fendue, essuie les traces de sang sur sa combinaison. Un peu secouée, un peu chamboulée, elle guette Max dans le silence, désireuse de la voir, de lui parler – d’avoir de sa part un peu de soutien, un zeste de réconfort. Parce que ce soir est un soir plus difficile que les autres, parce que son cœur pleure des larmes de sang qu’elle n’arrive plus vraiment à retenir. Parce qu’elle a besoin de son amie.
Ce soir, Max ne rentrera pas, et à son retour de mission le lendemain, le moment est passé : Joe a enseveli sa vulnérabilité sous une épaisse carapace.

WALKING THE LINE La Valkyrie ayant finalement atteint la flotte dans un sale état, Joe passe tout son temps libre à bord, réparant patiemment élément après élément, se procurant des éléments de rechange au fruit de son labeur. Max contribue de son mieux avec ses revenus plus modestes, et le vaisseau reprend peu à peu de la vigueur. L’ingénieure éprouve un bien-être profond à plonger les mains dans les entrailles de la machinerie, tentant quelques améliorations, rassurée d’évoluer dans les coins et recoins familiers de ce vaisseau qu’elle aime profondément. Il lui est déjà arrivé de passer une nuit d’insomnie aplatie dans une conduite à effectuer quelques ajustements minutieux, avant de s’endormir sur place, bercée par le ronronnement apaisant des engins de la Valkyrie. À défaut de réparer son cœur meurtri, elle peut au moins tenter de rendre à son vaisseau sa splendeur d'antan !

PLOT TWIST Quand la commission s’est créée après l’élection de la nouvelle amirale, c’est sans trop y croire que Joe a postulé pour rejoindre les brigades. Ses chances lui semblaient fort minces, mais visiblement quelqu’un dans l’administration a pris le temps de lire son dossier, et a décidé qu’une Kellari avec de bons contacts à Contrevent serait vraisemblablement une bonne négociatrice pour le comptoir Cygni. ‘On vous fournira un vaisseau cargo, avec un pilote et quelques dockers pour la manutention, et vous serez escortée par la douane.’, lui avait-on dit.
Elle ne s’attendait tout simplement pas à ce que son pilote s’avère être Max.
Elles n’en ont pas parlé avant, aucune des deux ne savait que l’autre postulait pour un changement de poste – mais visiblement, leur collaboration passée a justifié leur regroupement.
Malaise. Leur relation de neutralité tolérante est encore fragile – comment ne pas empirer les choses, comment éviter de tout déchirer ? Joe tient encore beaucoup à son ancienne capitaine, mais si elles se font mutuellement porter la responsabilité du désastre, comment coopérer à nouveau… ?
L’avenir dira si cette affectation était une bonne décision.