UN Mon père était… du genre incapable de rester en place. Un voyageur, un nomade de l’espace, fasciné par ce silence et cette immensité sans fin. Il a roulé sa bosse de stations en stations, de colonies en colonies, pour les besoins de la fédération ou de compagnies privés, dans un vieux cargo, ce vestige dont il n’a jamais voulu se séparer. Il était fidèle à sa passion pour les étoiles plus encore qu’à ma mère, bien qu’ils ne furent jamais mariés, trop différents pour vivre chaque jour aux cotés de l’autre, en grands indépendants. Et moi, j’ai alterné entre ces deux opposés, piochant un peu de philosophie de vie par-ci et par-là, dans un constant tourbillon. Alors, il était hors de question de rester cloitrer où que ce soit, encore moins sur terre, pour faire plaisir à quelques obsédés du retour en arrière. Il a fuit aux premières heures, son fils unique dans ses bagages, pour rejoindre les rebelles, sans jamais vraiment s’attarder pour autant par la suite.

DEUX Ma mère était sur Bethany lorsque la fédération a dû se retirer en grande hâte. Je suppose qu’aujourd’hui elle a été depuis longtemps rapatriée sur terre. Nous avons bien essayé de la retrouver par la suite, et durant les années de chaos qui ont suivis je n’ai pas quitté mon paternel d’une semelle malgré mon jeune âge. Je n’avais personne d’autre de toute façon. Nous accostions un équipage de fuyards puis un autre pour les guider dans le désert stellaire. J’en ai vu passé ma part de gens de tous horizons qui souhaitaient rejoindre la flotte qui se formait petit à petit. Cela m’a apprit pas mal de choses. Evidement, j’ai dû grandir prématurément dans ce cadre si particulier ne serais-ce que pour épauler mon vieux. Ce fou n’a jamais abandonné les recherches, ni le reste. C’était sa vie, après plus de dix ans suivre sa cavale sans fin, j’ai choisi de rester ici pour rejoindre l’académie. J’avais 15 ans à l’époque et je n’ai pas vraiment regretté d’évoluer ailleurs qu’entre les taches de rouilles et d’huiles. Quelques années plus tard, il fût abattu aux abords de mars avec des réfugiés plein les soutes.

TROIS Je ne crois pas avoir eu beaucoup d’affinité avec les gens de mon âge par le passé, je ressemblais déjà pas mal à ce que je suis aujourd’hui, fait avec et laisse moi faire mes affaires comme je l’entends. J’avais une « amie » en ce temps pourtant, de celle qui s’attendait à ce que je me laisse dicter ma conduite et mon avenir pour notre bien commun. Ce ne fut pas la seule à être déçue quand j’ai préféré me contenter de peu alors que mes notes me prédestinaient à plus valorisant. A 18 ans, elle voulait qu’on se mari, que je me dirige vers un poste plus prestigieux, et ce n’était pas du tout dans mes projets. Elle avait une famille bien placé qui lui en demandait beaucoup, alors que j’ai toujours été d’une indépendance affirmé. Je n’ai jamais voulu briller, ni me mettre des chaines aux chevilles, et ça a toujours été très clair dans mon esprit. Du sang froid, débrouillard et intelligent, comme quoi c’était du gâchis, parfaitement inconscient. Ma manière de penser pouvait s’avérer rassurante jadis pour elle, bien que sur la fin elle en devint simplement blessante pour son ego, pour la citer presque mot pour mot.

QUATRE « Agape ? T’es au moins le fils de ce timbré de Sharter. » Le vieux bougre se rappelait de mon père, et il trouva alors que je lui ressemblais beaucoup. Je crois que c’est pour ça qu’il a accepté de devenir mon mentor alors qu’il avait toujours refuser les autres. « Toi, je peux te faire confiance, petit gars. » Je ne savais pas vraiment ce qui m’attendait lorsque je suis devenu le co-pilote de sa navette alors que son âge avancé devenait un problème récurant dans ses taches quotidiennes. C’était un peu de ce qui avait constitué une bonne partie de mon enfance, inconsciemment. C’est ainsi que je me suis retrouvé dans ce business parallèle instauré en secret à bord et sur le Colossus 5, sans l’avoir véritablement prévu. J’ai fini par y prendre goût, par me rendre indispensable dans l’affaire. Ce gredin a fait des pieds et des mains, j’ai fini par rester là prématurément, pour poursuivre sa mission quand il a basculé pour de bon. Je ne connais pas grand chose à la cuisine, ce n’était pas vraiment mon rôle de toute façon, n’importe quel poste commercial m’aurait convenu, mais à force on devient expert. J’ai gèré les approvisionnements et les comptes, des clients douteux, sans avoir beaucoup besoin de réfléchir, presque instinctivement. J’ai toujours vu ça, depuis aussi loin que mes souvenirs me portent, des transactions, des myriades de visages qui passent.

CINQ Ce n’est pas nouveau, toutes les civilisations se ressemblent un peu de ce point du vu là. Les élites sont ce qu’elles sont, les inégalités de même, les illégalités aussi. Je ne sais pas qui a jugé un jour que telle force valait plus, mais c’était déjà parfaitement con. Je m’en tiens à un précepte très simple : un crédit et un crédit, c’est comme ça qu’on survis. Je ne suis pas malhonnête, ni pleinement vénal, et je ne rêve pas d’acquérir sans un travail en conséquence, même aujourd’hui. Les jours de fêtes n’ont aucune importances, mais savoir que j’avais plus que la veille m’a poussé à ne pas m’accorder de répit illusoire. Je n’en suis pas moins bon vivant que d’autres, disons que je connais mes priorités plutôt, depuis trop longtemps pour obtenir un consensus. Alors oui, j’ai magouillé, avec l’aide de cette créature qui piochait dans les réserves pour notre compte. Mon mentor l’avait repêchée, initiée, et Lumy est vite devenue un second bras. Ca mettait du beurre dans les épinards en espérant que personne ne se fasse attraper, ou que la roue tourne en notre faveur.

SIX Je me fiche de la Terre, je ne suis pas terrien, je ne suis pas un Stellar non plus, je ne suis humain, un amalgame de cellules et de gènes. C’est bien cela qui est mon héritage qu’importe fatalement où je perpétuerais ma lignée, si cela arrive. Ce que j’aime dans cette société, c’est qu’elle ne peut pas se permettre de se contenter de ses acquis. C’est comme si nous vivions dans une version accélérée de l’Histoire. Allez savoir où et comment sera notre vie dans quelques semaines ? N’est-ce pas cela même le principe d’évolution si indispensable à toute espèce vivante ? Lumy n’était pas de mon avis, peu de gens sont de mon avis en général. Parce qu’on règle la luminosité pour le faire croire, ça ne veut pas dire que les jours existent. Je veux bien croire au bénéfice d’un rythme commun, il n’empêche que rien de tout ça n’est réel. Pensez-y, je ne crois pas qu’une seule chose qu’on s’imagine sur la terre soit parfaitement objective. D’ailleurs, moi, ça m’est bien égal les merveilles du passé, dans 10 000 ans, ce seront nous les vestiges. Alors, juste travaillez, et tâchez de rester dans les mémoires de ceux qui vous entourent, si c’est tellement important.

SEPT C’était il y a quelques mois, et j’ai vite vu l’opportunité que cela pouvait représenter pour nous. Appelez moi opportuniste si ça vous chante, je me considère plutôt comme quelqu’un d’averti qui a de la suite dans les idées. Ca ne pouvait pas durer plus longtemps, nous avions déjà eu trop de chance ainsi ces dernières années. Le cerveau je crois que ça a toujours été moi dans ce duo improbable. Lumy et moi, nous avions hérité du vieux. Et juste là, un commerce légal était à porté de main avec l’élection de Priya Mugheri. C’était à prendre ou à laisser, être parmi les premiers dans cette branche ne pouvait être qu’un avantage. Sitôt que possible, j’ai pris mon associée entre quatre yeux, pour prendre cette décision qui allait changer bien des choses. Nos économies sont passés par là pour ouvrir cette petite cantine, parfaitement en règle depuis. Ca a demandé quelques ajustements, mais je n’ai pas loupé cette flamme nouvelle qui brillait dans ses yeux. Te rappelles-tu Lumy, de cette antique chanson qui gémissait à la radio cette fois là ? Et pour une fois, je me suis montré aussi inconstant que toi, pendant quelques minutes, dans cette valse anachronique et désarticulée qui nous ressemble toujours autant.

HUIT Je n’ai jamais eu intention de me marier, ni lorsque j’étais plus jeune, ni maintenant, c’est une tradition d’un autre espace temps à mon avis. Les familles sont trop peu souvent ensemble ici, et la proximité des autres ne nous laisse jamais être véritablement seul. Qu’aurais-je à dire à ma compagne quand je passe la grande majorité de ma vie à cohabiter avec une autre, qui me connait aussi bien que je la connais. Pour ça, on dirait mes parents, de ce temps de jadis où ils se crêpaient le chignon pour des broutilles, sans pouvoir non plus se passer totalement de l’autre. Alors, c’est simple, pourquoi s’encombrer d’une femme quand j’en ai déjà pratiquement une en la personne de mon associée. Cette bonne femme, c’est ce qui se rapproche le plus d’une famille à mes yeux.

NEUF Un client m’a dit un jour que ce qui lui manquait le plus était un but plus grand. Comme quoi, je lui ai demandé, et il était incapable de répondre. L’espoir fait avancer l’humanité, mais personne n’est capable de dire de quoi il est constitué. Nous flottons, ceci est une société comme une autre, indépendante des frontières planétaires. Ici ou ailleurs, les rouages demeurent les mêmes, et on continue de s’accrocher à ce qui fait de nous des êtres pensants, fait de cultes et de cultures, de besoins et de désirs partiellement assouvis. Je dois être bien trop terre à terre dans le fond, cela m’empêche de souffrir inutilement.  Ce que j’ai à en dire, c’est qu’à ma place je sais avant pas mal de monde ce qui se passe à bord, et c’est toujours bien de savoir quand prendre le large. Se nourrir est un des principes fondamentaux, le reste ne vient qu’après, même pour les plus grands génies de cette flotte. Eux aussi ont besoin qu’un commerçant dans mon genre assure le stock de carburant du peuple.

DIX Parfois, je me surprends à penser à mon père, à cette liberté qui était la sienne jusqu’à son dernier souffle. Je crois qu’avec l’âge, je lui ressemble de plus en plus. Je ne suis pas prêt à faire mes bagages, le temps n’est pas venu, et pourtant je l’attends, je l’entends, l’appel silencieux du cosmos, le champ du vide glissant sur la carlingue grinçante. Des souvenirs, tous simplement, résidu de ce passé qui fait résonner la corde sensible de mon désir de prendre le large, sans me préoccuper du reste. Je n’ai pas grand chose à laisser derrière, sauf peut-être une amie dont la quasi omniprésence pourrait possiblement me manquer. Si cela arrive, si les frontières étaient à nouveaux ouvertes, je crois que je l’emmènerait dans mes bagages pour lui montrer cette foutue Terre.