Rhil s’arrête devant la porte de « son » dôme, se sentant aussi perplexe qu’idiot, ses pensées revenant à lui plutôt que de tourbillonner autour d’une silhouette nébuleuse, celle qui se détache sur les réflexions scientifiques qui lui bourdonnent dans le crâne, d’habitude. Que faisait-il là ? Son jour de congé, mais ses pieds savent combien d’enjambées il y a entre son travail et sa cabine, d’un étage à l’autre, sans quitter le vaisseau. Le scientifique grimace et fait demi-tour, renversant sa tête en arrière et voici le spectacle saisissant de Rhil Trasam tournant le dos à la masse de travail et aux heures supplémentaires. Pour une étoile, la sienne, celle qu’il n’ose regarder qu’à la dérobée.
Et il n’avait pas strictement besoin de travailler aujourd’hui, c’était son jour de congé, le seul. Pourtant l’astronome regrettait la brièveté entre sa cabine et leur point de rendez-vous – Dome 5, secteur 6C. Il n’était pas anxieux, stressé, inquiet, au contraire, il y avait une zone calme dans sa poitrine, celle qui était certaine d’avoir reçu un message sur son terminal de la part d’Ithan. Celle sincèrement surprise qu’au bout de … sept, huit ans ? De cette sorte d’amitié que les deux hommes partagent, le chirurgien ait retenu ses jours de congés. Rhil a mémorisé ceux d’Ithan, et sa manière de sourire, oi sa voix lorsqu’il avait réussi à l’entendre chanter, mais c’est un travail inconscient, comme une mémoire musculaire, comme la façon dont il calcule de tête pour s’occuper. La situation du dôme sous lequel il pénètre est paisible, assourdissante de calme, et le son du vent dans les branches reste une expérience perturbante pour Rhil, dut-il la vivre chaque jour. Ce n’est qu’une simulation, mais ses sens sont floués par la mauvaise foi scientifique et technique. Comme ses émotions, si on voulait être mauvaise langue.

Il se faufile sur une branche trop basse, et ses pas rapides dans l’herbe, sans qu’il ne courre pour autant, gardant la mesure de sa dignité alors qu’un groupe de jeunes allongés dans l’herbe commencent à rentrer. C’est la fin d’après-midi et la simulation suit le rythme, mais il ne fera pas nuit encore, et Rhil sait où trouver Ithan. Rhil n’est pas tellement en retard, mais il a envie de courir, d’user ses muscles, de laisser son énergie s’échapper alors qu’il est crevé. De sa semaine, du sport fait ce matin, de sa nuit écourtée, du travail amassé. C’est dans ses moments que, le vague à l’âme, il considère la possibilité de boire l’astre en bouteille. Qu’il chasse les endorphines par le sport, les rires, l’art, qu’il nie ce qui lui manque et qu’il débarbouille le brouillard de sa fatigue et de son intellect au bout du rouleau. Qu’il tombe sur le message sur interface, si doux, si poli, presque convenu. Comme si Ithan lisait en lui, et pourtant n’osait pas demander.

Rhil n’a jamais eu froid aux yeux, surtout pas pour aborder les hommes qui lui plaisent, ceux qui ont l’air dangereux ou qui ont du feu au fond des yeux, des étoiles dans l’âme. Sauf Ithan, qui le rend humble et timide, presque muet. Il se souvient de sa voix le ramenant à la conscience alors qu’il était trop fatigué, trop en manque pour ouvrir les yeux, écroulé dans un couloir. Et cela le statufie. Rhil se passe les mains dans ses cheveux, rejetant en arrière les mèches blondes un peu trop longues, et se mordant l’intérieur la joue transfère l’énergie de sa foulée à déchiqueter sa joue, pour ralentir le pas. Il reconnaît Ithan, de loin, évidemment, et vient effleurer son épaule. Comme à chaque fois, il se souvient trop tard qu’Ithan n’aime pas le contact physique, pas le sien, et celui de personne. C’est peut-être pour ça que Rhil ne regarde qu’avec les yeux, et que le manque fourmille sur sa peau, électrique. « - Ithan. » Il sourit, candide, glissant ses mains dans les poches de son pantalon, dévorant des yeux, le sourire malicieux. Il a un signe de tête vers le dôme tranquille qui les entoure. « - Tu veux vraiment faire ça ?» Ca. La « méditation ».

Il n’a pas conscience de la manière dont il s’appuie contre la hanche d’Ithan, qu’il détend la ligne de ses épaules soulagées sous sa main. Pas même alors que les muscles de son dos, sont tendus et crispés de s’être penché à son bureau, exigeant l’entretien de leur masse pour ne pas s’atrophier avant qu’il n'y ait pensé. Sa main se pose dans le creux de son dos. C’est presque aussi naturel que de respirer ou de nommer les étoiles dans le ciel pour lui. Il n’avait jamais réfléchi à l’intimité physique, aux gestes de réconfort et d’amitié. Cela lui faisait du bien et le ramenait à l’instant présent, au monde réel et aux corps qui pouvaient chercher le sien, avoir besoin de lui. Une manière d’exister et d’être aimé, de communiquer. Sauf lorsqu’il s'agit d’Ithan, et Rhil sent les mouvements du tissu sous ses doigts, brutalement éveillé à ses sens, sans rien avoir demandé. Il n’avait jamais été aussi conscient de chaque geste qu’il ose, même au summum d’une passion des corps.

« - Je te fais confiance. » La voix trop assurée, trop détendue vient rassurer Ithan. Ce n’est pas toi, c’est moi – si quelqu’un pouvait le calmer, c’était Ithan, comme il l’avait sauvé autrefois, le tirant de là où Elara n’avait pu. A-t-il eu le choix à l’époque ? Depuis, c’est trop tard. Il fait confiance à Ithan, et il est lié à lui d’une manière que le médecin ignore sans doute, tant cela vrille l’estomac de Rhil. Il veut le convaincre qu’il lui fait confiance et qu’il n’a pas eu tort de s’arrêter pour lui. Qu’il vaut le coup des heures qu’il vole à Ithan. L’astronome s’assoit sur l’herbe, en tailleur devant Ithan, et son regard se perd dans ses yeux, y lisant des étoiles plutôt que l’écouter parler. « - Je sais. » Il l’interrompt sans pouvoir s’en empêcher avant de se mordre la lèvre et se racler la gorge. Il était irrécupérable, mais c'était vrai ! Impatient, je sais-tout, comme rappeler des défauts en pleine figure. Il avait bien examiné avec soin les différentes pages que l’intranet de la flotte proposait quant à la pratique de la méditation et ses bienfaits pour l’organisme et surtout le cerveau. Il était convaincu que, dans l’absolu, c’était une bonne idée. Le réel problème était de savoir s’il en était capable. Rhil ne savait se concentrer que sur son travail, et l’effort physique – uniquement quand le second drainait son corps au point de lui faire oublier son premier.  « - J’ai lu là-dessus. Je ne suis pas là pour tes beaux yeux, tu sais, ça m’intéresse réellement. »  Il lui était insupportable de laisser penser à Ithan qu’il était intéressé par faire sa conquête, qu’il n’était là que pour profiter de sa présence et essayer de l’attirer dans son lit. Il était là pour sa présence, oui, mais il ne l’avouerait jamais, et lui-même ne savait pas quoi faire de cette information. Mais il n’était pas là pour son corps, et l’idée que tout ça se finisse en une nuit le terrorisait.

Le blond secoue la tête et rive son regard dans celui d’Ithan pour articuler, affirmation solennelle qui souhaitait le convaincre de sa bonne volonté.«-Je veux essayer. » Il essayait, avec détermination, toujours. Il voulait qu’au moins Ithan en soit persuadé, le jour où il le décevrait. Rhil reste un instant en suspens, et voir que Ithan le fixait toujours lui fit perdre le cours de ses pensées, en échafauder trois milles autres, redescendre en catastrophe et compter le nombre de battements de cœurs passés à se regarder. Avant d’inspirer profondément, et passer ses mains dans ses cheveux. Concentre-toi. Ne gâche pas tout avant d'avoir essayé.  Il hausse légèrement les épaules, et porte son sourire en coin qui ne résiste pas aux mauvaises questions. « - Est-ce qu’on doit se tenir les mains ou… ?  » C'était nouveau. Rhil Trasam pouvait s'en sortir avec l'inédit.

Ithan a de jolis yeux, lumineux, illuminés de leur propre flamme intérieure, on y lit des étoiles imaginaires et si Rhil avait des heures, il pourrait sans doute y déchiffrer des constellations familières. L’opposé de l’ombre folle d’Orson, ou du risque brûlant d’autres hommes, mais ils n’en sont pas moins fascinants. Rhil parfois s’hasarde à dresser le catalogue de ce qu’il trouve intéressant chez le médecin. La chute de ses reins, mise en valeur par le tombé bleu nuit de son uniforme. La masse épaisse de ses cheveux châtains appelant les doigts. La douceur de son sourire en coin, comme si Rhil et son bien-être importait. Ses lubies, son amour de la méditation, sa voix particulièrement grave qui le fait tressaillir dans le silence qui enveloppe l’homme. Rhil aimait les listes, les cartographies de points, dont avec un peu d’imagination on peut discerner un motif qui fait sens, qui évoque une intelligence dans le dessin.  Il n’avait pas fermé les yeux une seconde. Ses cils si blonds qu’ils devenaient invisibles sur sa peau claire effleuraient sa peau, et sa nuque était docile, inclinée. Mais ses paupières entrouvertes fixaient leurs jambes dans l’herbe, leurs genoux qui se touchent, et à la lisière de sa vision, leurs mains jointes. Les pouces d’Ithan sur sa peau chatouillent, attirent son esprit vagabond.

L’astronome a rejoint les étoiles, il pense déjà à autre chose. Sa concentration se fait la malle, et pendant quelques minutes, sa culpabilité tire sur sa poitrine. Il avait promis d’essayer, de faire le vide dans son esprit, se laisser guider par la voix grave d’Ithan. De partager ça avec lui, de faire un effort, et son cœur se plisse de joie à cette idée. Pour une fois, il en a envie. Mais retour à la case départ, encore une fois, il divague, l’esprit ailleurs. Incapable d’obéir. Il sentait chaque parcelle de sa peau. Le blond sent les frissons de sa peau sous les doigts d’Ithan, plus présent que la simulation de la brise de ses cheveux. Il se demande à quoi Ithan peut bien penser. Comment est-ce qu’avoir l’esprit serein, en paix et en silence, fait. Comme impression. Est-ce qu’il a gardé les yeux ouverts, et ce qu’à chaque mot prononcé, il pose ses yeux sur le corps de Rhil ? Le scientifique peut aisément imaginer le poids de son regard, et il entrouvre un peu plus les paupières, frissonnantes comme les ailes d’un papillon épinglé de son plein gré. Le ventre du chirurgien, sa cage thoracique qui se soulève, lentement, d’une manière assez régulière pour induire une transe à observer ses muscles. Ses avant-bras sous le tissu, sa peau marquée de tatouages.

Il sent le poids des mains d’Ithan dans les siennes, seul rappel que la sensation des mains sur sa nuque, dans ses cheveux, sur son visage n’est qu’une fantaisie de son esprit, appliqué à suivre les consignes, toujours distrait et trop actif pour prendre le temps de lire l’énoncé dans sa totalité. Il sourit en coin, levant un peu le menton, mais sa respiration a le mérite d’être régulière, ses mains immobiles entre les doigts de son compagnon. Ce n’est pas un échec critique ? Il sent la simulation qui les entoure, l’herbe réelle qui gratte sa cheville, mais il n’est pas centré sur lui, pas aussi centré sur sa respiration qui s’accélère que l’aimerait Ithan. Il est centré sur eux, la vision partielle du médecin, l’envie de se frotter la barbe pour chasser le chatouillis qui s’y trouve, la berceuse de la voix d’Ithan, et le cours tumultueux de ses pensées, questionnement sans fin ; à quoi pensait Ithan ? S’ennuyait-il ? Pensait-il à la peau de Rhil sous ses doigts ? Faisait-il ça souvent, expérimenter la méditation à deux ? Regrettait-il déjà ? Est-ce que Rhil s’y prenait mal ?

Le haut de son corps est pris d’un frisson sous les mots d’Ithan, et il manque d’ôter ses doigts des siens sous le choc. Rhil rouvre les yeux, clignant des paupières, ses yeux traînent, gêné. « - Est-ce que c’est un Nelumbo nucifera ? » Rhil, la subtilité. J’étais plus concentré à fixer le tracé des veines sur ton avant-bras, imaginer ton souffle sur mes clavicules, qu’à me recentrer sur moi-même. Il ôte l’une de ses mains pour la passer dans ses cheveux, le rejetant en arrière tandis qu’il expire. Sa propre déception, son chagrin d’avoir à nouveau foiré, sa nervosité à interrompre la transe d’Ithan. Il semblait si beau, derrière ses paupières closes. « - Je suis désolé, Ithan, j’ai… je n’y arrive pas, j’ai pensé à autre chose, je veux dire le théorème de Planck  est érotiquement intéressant dans les limites qu’il pose à l’imagination humaine. » C'est faux, cela n'a aucun sens, cela n'existe pas, mais lorsqu’il est nerveux, Rhil est bavard. Mais il ne babille pas nerveusement loin de là, il tient un discours calmement, l’air concentré et réfléchi, l’élocution claire et assurée. Rhil secoue la tête, et se mordille légèrement alors qu’il referme en un poing la main qu’Ithan tient toujours. « - Je suis désolé d’avoir interrompu ta méditation. On peut le refaire. Si tu veux. » Il relève les yeux vers lui, soudain plus déconfit, et incertain. Faites qu’Ithan ne le laisse pas en plan.

La déception était amère, et retournée dans la plaie. L’effet était plus âcre que lorsqu’il ne parvenait pas à résoudre un problème à l’Académie, lorsqu’il oubliait quel jour on était - un rendez-vous, un baptême stellarien, l’anniversaire…. Il voulait prouver à Ithan qu’il était capable de changer, de s’intéresser à lui, et la réalisation qu’encore une fois c’était un échec cuisant lui faisait mal. C’était peut-être le plus perturbant dans leur relation. Leur absence de. Cet entre-deux sans nom, où Ithan n’était pas un ami, ce n’était pas de l’amitié comme ce qui le liait à d’autres sur la flotte, si précieux à son coeur. Mais il ne correspondait pas plus aux autres cases dans lequel la civilisation a l'habitude de mettre ses connaissances. Ce n’est même pas un collègue - ou une connaissance. Il était assis dans l’herbe d’Hélios un jour de congé, alors qu’il pourrait lire un peu plus sur la géologie, retourner à la salle de musculation ou se préparer à une soirée animée au Colossus. Ithan lui donnait envie de faire des efforts, depuis le premier jour. L’impression malhabile que cela valait le coup, d’y mettre autant d’énergie que dans son travail, mais la méfiance d’un chat échaudé, prêt à fuir et à remballer ses affaires à la moindre turbulence. Ithan lui donnait envie de faire un effort - arrêter sa consommation d’Astre avait été un effort titanesque, mais pour lui, seulement pour lui, Rhil avait essayé. C’était un pouvoir incompréhensible qu’Ithan avait sur lui et qui le maintenait là, assis devant lui.
Mais cela ne suffisait pas. La curiosité, son besoin de poser des questions étaient le plus fort ou bien est-ce son désir inconscient de faire échouer cette situation par crainte de ce qui se trouvait au bout, l'inconnu qui le terrorisait tout en étant son centre d’attraction. Il ne comprenait pas pourquoi Ithan pouvait arborer l’encrage d’une plante dans la peau. Il connaissait mal le médecin, et ce n’était pas les moments passés à lire dans les couloirs du Regina Mercy, avant de se faire virer merci service d’ordre, merci Wilhem qui lui apprendraient quoi que ce soit que le secret médecin ne voudrait dire. ”- Belle ?” Doute, et sarcasme sceptique présent dans sa voix, malgré lui; L’esthétique, l’intérêt principal des fleurs pour beaucoup, celui que Rhil occultait systématiquement et volontairement. Il ne parvenait à le saisir, pas ici, pas sur la flotte. Pourtant, elle vivait sur la peau de son avant-bras, appelant sa main et sa caresse. L’astronome releva lentement les yeux pour suspendre son attention aux lèvres d’Ithan. A ses yeux qui s’entrouvent et diffusent la même lumière qu’une géante bleue. Hypnotisante. Eblouissante.

Il ne connaissait pas de philosophie autre que celle de l’ordonnance de l’univers, les réparties entre quantique et relativité, entre petit et infini, entre leur monde clos, microscopique, et leur berceau de lumière. Le blond plisse les yeux, et enfonce sa langue dans sa joue, y créant une bosse avant de se reprendre, expirer nerveusement. Gêné. Pour l’heure au moins, il sentait l’air conditionné sur ses joues - pas la chaleur diffuse de la honte et du fard. Tandis que sa main libre s’élève dans les airs pour scander sa réflexion, lente et fébrile à la fois, pensive jusqu’au bout des ongles. “- Eh bien c’est plutôt, l’idée du temps de Planck ou du mur de Planck, cul-de-sac scientifique à laquelle nous n’avons pas encore trouvé de réponse, bien que ce soit peut-être plutôt d’astro-physique…” Mais Ithan le tire du sol pour le remettre d’aplomb, sa main accrochée aux doigts d’Ithan comme s’il avait peur de les casser, de les égratigner de ses pansements qui y subsistaient. Son souffle se coupe dans sa poitrine, mais le scientifique n’ose rien dire. Etait-ce un aurevoir ? La fin de leurs rencontres irrégulières, qui toutes rappelaient à Rhil le serment qu’il avait fait il y a presque huit ans ? Ne plus toucher à l’Astre. Ce n’était pas tant la drogue qui lui manquait, maintenant qu’elle avait quitté sons système, c’était son effet. La sensation de faire son maximum, enfin. De faire ce qu’il fallait. De n’avoir que son travail pour vie et d’être complet. Ithan lui rappelait à chaque fois que leurs yeux se croisaient, qu’il y avait autre chose. Autre chose que les aliens, les théories et la luminosité des étoiles mourantes.

Il tente de le suivre des yeux tandis que Ithan se déplace, tel un danseur félin autour de lui. Soudain, Rhil se sent comme au centre du cercle fait autour des combattants. Observé, cerné, et son corps réagit sans le vouloir. L’excitation du mouvement et des corps en harmonie, en conflit. Son regard s’aiguise malgré lui, alors qu’il se met en position, dans l’expectative - dans l’attente. Rhil resserre ses doigts autour des siens et expire lentement, et acquiesce. Presque teigneux dans l’expression d’obstination pure qui fronce ses sourcils, plisse ses yeux et suspend son souffle dans sa poitrine. Il pouvait le faire, il voulait le faire, et y avait-il quelque chose qui résistait à sa volonté ? Ithan les remet en mouvement, presque imperceptiblement et son corps se coule dans son dos; Rhil est pris d’un frisson stupide qui plaque son corps contre celui d’Ithan. Mais la tension qui tenait son corps comme une colonne fil de fer s’annule presque tout de suite. La chaleur d’un corps contre le sien lui est toujours difficile à résister. Et celui-ci ? Cette sensation qu’il compte pour Ithan, que chacun de ses mouvements épousent les siens. Un geste après l’autre et lentement le mouvement s’imprime dans ses muscles, la chaleur d’Ithan, la tension de son corps juste assez pour ne pas rendre le geste inconscient et automatique. Respire. Concentre-toi - non, cette fois, les injonctions sont muettes dans son esprit alors qu’il se concentre sur leurs gestes. De la même manière que lorsqu’il se bat, lorsqu’il se prend des coups et sent ses os exploser, tout est clair, limpide et le bruit blanc de son cerveau se tait sous l’impact… Il est facile de s’y perdre et ne faire plus qu’un, de plus penser une fois qu’il a pris le rythme et qu’il a Ithan sur lequel s’appuyer. Esquiver un coup, en porter un autre. Un pas en avant, des mains enlacées qui s’écartent. Réagir, instinctivement. Laisser Ithan le guider sans réfléchir au mouvement suivant.
C’est facile. Rhil ne pense plus au temps ni à ses réflexions et lorsqu’il rouvre les yeux, le crépuscule rosé est tombé. Il cligne un instant des yeux, interrompant son mouvement sans réfléchir alors qu’il reprend conscience de leur environnement, de leurs présences. Il tourne la tête vers Ithan dont il sent le souffle dans son cou, et lui adresse un clin d’oeil avant de murmurer d’une voix grave, assurée, celle qu’il a lorsqu’il aborde une conquête d’un soir dans un bar. “- Hey.” Il garde un instant le silence, et acquiesce plus timidement, mais les yeux brûlants d’enthousiasme, de paix et de certitude. ”- Merci.”

Cela ne ressemble pas à Rhil de s’attarder ainsi dans les bras de quiconque. Pour sûr, Rhil aimait les corps contre le sien, les bras qui se refermaient autour de lui, sentir la chaleur d’un souffle sur sa peau. Beaucoup plus que ces quelques mots pourraient le faire penser – ce n’était pas une histoire de sensualité, de libido et si l’astronome aimait les nuits passées à faire l’amour, les étreintes platoniques plus plaisaient tout autant. Revivre d’un toucher du bout du doigt, d’une main qui serre ses doigts avant qu’ils ne s’échappent, un baiser sur barbe, une main sur son épaule qui s’attardent et renouvelle l’air dans ses poumons. La sécurité illusoire, la preuve que l’on s’attarde sur lui, qu’il est tangible à ce monde et les efforts vains pour combler un besoin d’amour et de reconnaissance inextinguible. Mais au bout d’un instant, son esprit se remettait sans cesse en branle et sa liste de choses à faire le faisait s’échapper avant que le moment ne dure, ne s’effrite – avant que la sensation de sécurité ne s’évapore pour laisser place aux doutes, d’être de trop. Pour une minute, deux trois, elles défilent lentement loin des interfaces des terminaux, Rhil reste contre Ithan. De leur méditation commune, il savoure encore un instant la sensation d’appartenir à un ensemble plus grand-chose, d’avoir une place. Il s’ébroue pourtant, se pinçant le nez pour retenir le bâillement qu’il menace ses mâchoires.

Point pour Ithan, il est détendu, épuisé et en paix avec lui-même. Bientôt les questions reviendront mais pour l’instant il lui sourit plus calmement qu’à son arrivé, revigoré. L’astronome étire ses muscles engourdis et chauds, reprenant conscience de ses gestes, avant de remettre ses chaussures et son blouson de cuir. « - Si tu veux. » Se promener dans les parcs de l’Hélios n’est pas son truc, en solitaire, puisque pour lui la vie s’établit dans les cloches des scientifiques. Mais c’est le truc de la présence d’Ithan : il semble ramener Rhil dans le monde, et lui redonner goût à la vie, réelle, pas celle qui s’étend dans l’infini de l’espace. Et avec lui, une balade dans l’Hélios semble une activité agréable, pas la perte de temps habituelle. Rhil se demande comment ça va finir, et si ça va un jour impacter son boulot et pourtant, il revient toujours à la cabine du médecin lorsque l’envie d’Astre se fait trop forte, menaçant sa psyché, lui faisant oublier le monde au-delà de son étude.

Rhil jette un coup d’œil à l’homme à côté de lui, à sa voix calme qui le sort du bruit blanc et silencieux de son cerveau. Il enfonce ses doigts dans ses poches, et un lourd soupire vide sa poitrine. Il étouffe le rire léger qui veut lui échapper, passant sa langue sur sa lèvre inférieure, le regard dérouté par la simulation du soleil qui s’endort. « - Ne dis pas ça. » Il secoue la tête avant de reposer son regard vers lui, plus grave.  « - Je veux pas que ça soit parfait. » N’était-ce pas le cas pourtant ? Rien à y ajouter, ôter, modifier. Il n’aurait rien pu concevoir de mieux que ce moment qui l’avait pris par surprise, et un peu contre son gré – pas une observation des astres où se réveillait toujours sa conscience que sa part du cosmos était minime, son travail jamais achevé. Il réfléchit à voix haute, sans le lâcher de ses yeux célestes.   « - Ce qui est parfait… » est une anomalie dans le monde physique, et pas assez intéressant. Il réfléchit un instant, essayant de mettre le doigt sur ce qu’il ressentait, de faire un effort sans se braquer. « - Ne peut pas recommencer. C’est inatteignable. Je veux recommencer ça, c’était… »  Il ne saurait pas quoi faire d’un moment parfait. Un moment parfait c’est un souvenir sur lequel passer ses nuits blanches, un moment parfait c’est le passé, c’est les histoires dont s’abreuvent certains membres de la flotte, un moment passé c’est la Terre fantasmée, un moment parfait c’est un hologramme que l’on fixe et qui se dissolve sous les doigts tendus. On ne regarde qu’avec les yeux un moment parfait, on regrette juste qu’il soit terminé.
Ithan n’était pas un moment. A la place de finir sa phrase, Rhil baisse les yeux un instant, et sa main vole jusqu’à l’intérieur du bras d’Ithan, jusqu’à son tatouage. Nelumbo nucifera fournit à nouveau avec beaucoup d’à-propos le cerveau du scientifique. Se faisant, il se porte devant le médecin, son bras en travers de lui – le contact ne dure qu’un instant et Rhil continue son geste en marchant devant lui, à reculons. La curiosité revenant en force dans son esprit, qui fixait Ithan – comme songeur. « - Pourquoi une fleur ? »

Ses longs cils blonds effleurent sa joue, et Rhil referme les paupières sous le crépuscule artificiel. En tant que chirurgien – c’est rare qu’entre eux, du métier d’Ithan surgisse autre chose que la tendresse qu’il a envers les êtres et les choses brisées, la douceur du toucher de ses doigts, le souci parfois dans ses yeux quand il discerne les bleus que lui cache Rhil de son mieux. Il comprend ce que veut dire Ithan par-là – ne vous en déplaise, les inexactitudes ne font pas un bon astronome, pas un excellent astronome non plus ; mais les émotions, les sentiments ne sont pas du domaine de l’exactitude, du savoir et de la perfection. C’est l’une des rares choses que les maigres tentatives de Rhil pour se tenir chaud au cœur et au corps la nuit lui ont appris. Il le croyait en tous cas et il détourne les yeux, presque agacé comme un enfant rabroué, son cœur se plisse.
Harmonie des sphères. Ithan et lui semblent si souvent sur la même longueur d’onde, leurs corps aveugles qui dansent dans le parc, leurs regards qui se croisent. L’importance de leurs moments, volés aux autres, à leurs devoirs, peut-être à toute la vie d’Ithan que parfois seul dans le noir, Rhil s’amuse à reconstruire dans son esprit, à partir des fragments où il s’est immiscé. Boris, Wilhem. Les va-et-vient des médecins autour de lui, le privilège des patients dont il s’occupe. C’était important, même si Rhil ne saurait l’expliquer. Ce qu’il sait : s’il ne serait pas là, toutes ses pensées seraient occupées à y penser et nul meeting politique, nul observation stellaire, pas même un repas partagé à la cantine du Columbiad ne sauraient faire taire le manque en lui comme méditer dans les bras… contre Ithan.

Il tient le bras d’Ithan par-en dessous, observant la fleur qui s’étend entre ses veines sur sa peau pâle. Il relève des yeux étincelant vers lui. Les paroles d’Ithan lui rappellent les sables mouvants où le chirurgien l’a trouvé il y a tant d’années. Il n’avait pas la tête hors de l’eau. Il ne vivait pas. Il n’est toujours pas certain de la signification de ça. Qu’Ithan soit plus vulnérable qu’il ne le croit l’émeut et l’inquiète. « - Comment … que s’est-il passé ? » Il demande à mi-voix. Il ne demande pas la joie, il demande à le connaître. Il a soif de chaque chose qui forme Ithan, chaque détail qui se révèle à lui et sa curiosité ne connaît pas de paix. Il l’observait avec  attention, marchant à petits pas à reculons lorsque Ithan le fait s’immobiliser.
Ce genre de question stimule son réflexe de fuite au possible. Elles ne sont jamais bonnes, n’est-ce pas ? Il se sent mis à nu, vulnérable alors qu’Ithan lui ôte la voix. Il n’imagine pas à quel point la question d’Ithan va le percer jusqu’au cœur avant qu’elle ne lui tombe dessus. Pire encore et pour toujours. « - Un rendez vous ? » Il répète lentement, comme pour confirmer ; il secoue légèrement la tête, mais il forme l’assentiment avant que l’angoisse de l’échec ne pointe le bout de son nez : « - Oui. »  La question avait le mérite d’éclaircir ce qui naissait entre les deux hommes, ces heures à passer ensemble, le souci de Rhil de tenter de tomber sur lui au détour d’un couloir, les milliers de dessins cachés sur son terminal, ayant toutes pour figure les détails et les traits du médecin et le goût du secret. Malgré les sourires en coin d’Elara, jamais Rhil n’aurait lui-même formulé ça ainsi : non il ne voulait pas d’un rendez-vous ( d’une relation, sentimentale, sensuelle ? ) avec Ithan. Non.
Et pourtant si car maintenant qu’on lui posait la question, il souriait avec franchise. « - Demande moi de sortir avec toi ; » Il répète lentement, jouant sur les mots puisque Ithan « veut lui demander » et son sourire mutin, lutin s’étend sur ses lèvres alors qu’il le nargue. Les yeux pétillent d’amusement et de provocation, il savoure les mots qui lui viennent et se rapproche d’un pas vers Ithan, jusqu’à ce que les bords de son blouson ouvert, la fermeture éclair tendue par ses mains aux fonds des poches, effleurent le buste d’Ithan à le toucher.  Il poursuit plus bas, d’un ton plus timide, la tête à demi baissée, mais gardant son regard dans le sien. « - Je veux bien. » Confidence délicieuse. Mais il a mal au cœur, d’anxiété. « - Mais Ithan…. Je ne suis pas bon à ce genre de choses. Je foutrais tout en l’air. Même si j’essaie. C’est important pour moi, tu es important pour moi. » Mais il veut que cela suffise, vraiment, et il se mordille la lèvre inférieure, autant pour mordre son sourire malicieux que retrouver un peu du calme offert par Ithan. « - Ask me out. »

Qu’est-ce qu’il faisait exactement, se demande Rhil tandis qu’il empiète sur l’espace vital d’Ithan, proche à l’effleurer, proche à l’embrasser. Si son sourire de fripouille était revenu sur son visage, et il relevait le menton, séducteur presque, intérieur, il était clairement dépassé. Cela n’avait rien d’une conquête d’un soir, d’un regard échangé dans un bar lorsque Elara l’extrayait de sa cabine pour lui rappeler qu’il appréciait encore d’être vie, un être de chai et de sang, chargé d’émotions, avide de contacts de toute sortes. C’était, inexplicablement, beaucoup plus important. Plus important que tout, et sa poitrine douloureuse lui hurlait qu’il y avait quelque chose qui clochait, qu’il y avait un danger, quelque chose, quelqu’un qui n’irait pas et mettrait sa vie sans dessus dessous.
Yeah, il se sous-estimait – plutôt du point de vue de Rhil : il avait une piètre opinion de lui, issue de l’expérience. Le départ d’Anastasia, il y a des années de cela, l’éveillait encore parfois la nuit avec le sentiment d’être parfaitement minable et seul. De plus en plus souvent, alors que de plus en plus souvent ces dernières années, il dormait seul, sans le réconfort passager d’un corps pressé contre le sien, qui lui rappelait qu’il était digne d’affection et d’attention, même éphémères. A un certain point, dormir sur le canapé d’Elara était plus réconfortant. Il avait peur d’être seul, d’être un robot sans âme, mais il n’avait pas envie d’être accompagné, ne comptait plus s’abîmer dans une relation par désespoir et par peur.

Rhil expire un rire à entendre l’affirmation d’Ithan. Il aimait tout de lui, chaque aspect de sa personnalité ? Qui peut se vanter de connaître quelqu’un dans son entièreté ? Il trouve encore en lui des éclats qu’il ignorait – surtout lorsqu’il avait la gueule en sang, ou les yeux pleins d’étoiles. Ou qu’il regardait Ithan. Il sait combien de fois il s’interroge sur ce que fait Ithan en son absence, sur ce qu’il aime faire, ce qu’il aime, pourquoi ce lotus gravé dans sa chair et à quoi il rêve dans sa cabine. Questions sans réponses, qu’il ne se pose à peine consciemment, rejetant les inquiétudes avant qu’elles éclosent. Pourtant Rhil ravale ses mots – tu ne peux pas dire ça… Ce serait faux, Ithan était la seule personne capable d’avouer qu’il aimait toute la personnalité de Rhil, sans mentir et Rhil baisse les yeux, se mordillant la lèvre avec force.   « - Well. I guess you met me at my worst. » Littéralement. Rhil en manqué, Rhil camé, Ithan est le seul à l'avoir vu.

Il se laisse envelopper des bras d’Ithan avec une surprise tambourinante dans sa poitrine. Rhil rend l’étreinte sans avoir besoin d’y réfléchir, glissant ses bras autour de sa taille puis dans son dos, comme si la place de son corps s’imprimait contre celui d’Ithan, lové à sa place.   « - Bien sûr. » Il s’accroche à lui, d’abord ses paumes étalées, à plat contre les clavicules qu’il sent sous le tissu qui le sépare de la peau du médecin, puis enfonçant ses ongles dans son dos pour le maintenir contre lui. Sortir avec Ithan… Un frisson d’excitation impatiente prend tout son corps, pressé contre celui d’Ithan. Il murmure dans son cou, seulement audible de la bulle de leur étreinte. « - May I do that now ? » Huit ans sans pouvoir l’enlacer, après qu’il ait eu un premier geste malheureux, ait appris qu’Ithan n’aimait pas autant que lui les contacts innocents et décontractés, huit ans qu’il se demandait ce qu’il ressentirait entre les bras d’Ithan. Bien. Il se sentait bien, comme lorsqu’Ithan avait entraîné ses mouvements tout à l’heure, en paix, à sa place. Il faudrait que le chirurgien défasse leurs corps pour le forcer à le lâcher car pour l’instant, dans le crépuscule descendant dans le dôme de plaisance, Rhil prend son temps et savoure l’instant. Il sentait comme dans un foyer qu’il n’avait jamais eu.