ONESix ans. L'âge de la fin, l'âge du début, aussi. Fini, la planète, les grands espaces et le soleil en ligne de mire. Kara, elle s'en souvient à peine, de toute façon, mais elle peut toujours déceler cette nostalgie dans les prunelles de ses parents. Ses parents, sa fierté. Prendre la décision de quitter la Lune pour prendre les voiles, déserter les rangs et une vie plus que confortable pour un vaisseau de fer et de froid. Elle partageait cette décision, ce parti pris, et elle était contente de grandir dans le vaisseau plutôt que sur une Terre ravagée – mais une partie d'elle aurait aimé profiter de la Lune plus longtemps, d'en avoir des souvenirs tangibles.

2 | Mars, Bethany, Lupine … Des noms exotiques, des planètes qu'elle ne pourra jamais explorer. Elle aime écouter les récits d'ailleurs, les souvenirs d'antan. La joie sur les visages, ou la haine qui déforme les traits. Apprendre le passé des autres, leurs origines, ça en dit parfois long sur la tournure des événements. A l'école, elle a côtoyé des jeunes de tous horizons – et en fin de compte, tous n'ont en commun que ce vaisseau. Du coup, forcément, les guerres d'opinion à dix ans, ça forge un caractère, et celui de Kara est en acier trempé. Trempé dans les injures. Et ce n'est pas la sagesse qu'elle a acquise avec le temps – les ados sont cruels, et il faut croire que « même Mars est jaloux des cratères sur ton visage » est aussi savant qu'insultant.

THREE Le sport c'est … Bon, c'est pas son fort, à Kara. Les médecins lui ont dit que c'était important, les profs aussi. Il faudra remercier Anastasia cependant, pour la faire détaler et y trouver un semblant d'intérêt. L'intérêt de ne pas se faire insulter pendant trois jours, et l'intérêt de se prouver qu'elle peut le faire. Surtout, l'intérêt de lui rendre la pareille quand la jeune femme s'entraînait pour décrocher le job de ses rêves. On peut se demander comment les deux jeunes femmes se sont liées d'amitié au lieu de s'étriper ; en les voyant, on pense à une allumette et à de la poudre, l'eau et le feu, pas aux pôles opposés d'un aimant. Au début, c'était facile, après, c'est devenu pire. Parfois, elle se dit qu'elle a un peu trop déteint sur elle, et parfois, elle se demande si ce n'est pas l'inverse.

4 |Son job de rêve à elle, elle a jamais trop su c'était quoi. Elle est partie en biologie et elle a entendu les soupirs de soulagement de ses profs au passage. Ouf, qu'ils devaient penser. Ouf, on aura pas à la cotôyer, ouf, elle sera pas notre médecin ou la prof de notre enfant. Cachée dans son laboratoire, elle insulte les microscopes et les ordinateurs au lieu de patients, et ça a semblé contenter tout le monde. Certains ont des rêves de grandeur, de grandes découvertes, d'infinies étendues intergalactiques ; elle, elle est fascinée par l'infiniment petit, le microscope et les merveilles cachées dans les gênes. Elle doit tenir ses passions scientifiques de ses parents, c'est sûr, eux qui perçaient les secrets dans les roches. Son second prénom est la preuve d'amour entre ses parents et leurs métiers, Opale, pierre précieuse énigmatique, des formes et des couleurs qui évoquent les galaxies lointaines.

FIVE Elle aime son job, pourtant. Kara a fait ses stages sur Hélios, auprès des plantes en particulier. Leurs ancêtres criaient au scandale à l'évocation des organismes génétiquement modifiés, elle trouve au contraire fascinant les pouvoirs de la nature. Les capacités de certaines plantes de s'approprier le génome d'une autre, d'en apprendre et de développer des capacités inédites. Pourtant, elle a atterri sur les chromosomes humains, sans prévenir. Les erreurs, les défauts de parcours. Les forces et les faiblesses – tout est là, sous ses yeux. Oh – et quel dangereux pouvoir elle a eu avec ce poste. Pouvoir de vie, de mort. De, oui, tu peux aller pondre un gosse à ta femme, et de, désolée, change de mec, le tien a des tares héréditaires. Bien sûr, elle n'est jamais désolée ; bien sûr, il ne faut pas la laisser avec les patients. Quoiqu'une généticienne sans vergogne vaut parfois mieux qu'un médecin avec remords.

6 |Hélios, c'est son échappatoire. En plus d'y retrouver ses parents, Kara aime s'y promener, s'y inspirer. C'est en s'y baladant qu'elle a aussi eu envie de chanter, qu'elle a appris à chanter. Avec les sons, les bruits. Elle a trouvé sa voix, et s'est rapprochée d'une formation de jazz / blues existante. Elle leur prête donc compagnie dès qu'elle le peut, une fois par semaine environ. Grâce à eux, elle a découvert la musique d'une manière inédite, qu'elle n'aurait jamais soupçonné. Elle s'est prise au jeu, et adore faire des recherches à ce sujet. Qu'on ne s'y trompe pas : chanter dans un bar, elle le fait en bonne partie grâce à la rémunération, soit en crédits, soit en alcool. Quant au reste du contenu artistique disponible, elle préfère largement ce qu'elle peut faire ou interagir avec, au reste. Elle n'est pas une bonne dessinatrice, et parle pendant les projections de film. Il vaut mieux partager une partie de jeu vidéo pour captiver son attention, ou la ramener sur Hélios.

SEVEN Ses parents parlent principalement mandarin, et Kara a vite pris le pli. Pourtant, il y a quelque chose dans les insultes en anglais qui a du charme, un je ne sais quoi qu'elle affectionne particulièrement. Elle passe donc de l'un à l'autre sans grande difficulté. Parmi les autres choses qu'elle affectionne se trouve les brochettes de grillons. Elle en raffole, et il n'est pas rare de la voir se balader avec une brochette entre les mains à n'importe quelle heure de la journée ou de la nuit. Et le truc qu'elle aime par-dessus tout, c'est l'apesanteur, et ce sentiment de nager dans le vide. Cela ne la dérange aucunement, et a le don d'apporter le sourire sur ses lèvres immédiatement.

8 | La généticienne n'a pas d'enfant – un comble, sans doute. Le résultat cependant d'un croisement malencontreux entre sa vie amoureuse désastreuse et un désir de maternité … plus que mitigé. Si elle n'a pas d'enfant de sa chair et de son sang, elle est cependant la tutrice d'une adolescente qu'elle chérit plus que tout. Arrivée dans sa vie il y a six ans, Kara n'aurait jamais pensé alors que leur cohabitation était une bonne chose. Aujourd'hui, elle en est ravie. Évidemment, il y a les engueulades, les « t'es pas ma mère de toute façon » et les portes claquées, mais elles se sont apprivoisées, à leur manière. L'adolescente est l'une des rares personnes avec lesquelles Kara s'autorise à être aussi ouverte et passionnée, à faire tomber le masque.

NINE Si Kara a bien un talent caché, c'est celui de pouvoir relever n'importe quel défi - avec brio, la plupart du temps. Elle a un esprit de compétition aussi mal placé que sa fierté, qui l'a amené dans un tas de situations ridicules et / ou dangereuses. Elle a, entre autres, déjà chanté nue dans son bar (le défi ne stipulant pas la luminosité de la pièce, elle a marchandé avec le patron pour que les lumières soient coupées deux secondes après son apparition nue), passé une semaine à se balader avec une énorme plante en pot qu'elle devait trimballer partout où elle allait, ou encore subi des tests cliniques liés à l'Astre : entourée de médecins pendant plusieurs jours, bardée de capteurs, elle a vécu le paradis et l'enfer au nom de la science et de la recherche. Ce dernier lui a laissé des marques physiques qu'elle ne peut pas nier, et parfois ses rêves la ramènent encore à cette période. La tête brûlée qu'elle est lui a permis d'acquérir certains objets et de profiter de certains bénéfices auxquels elle n'aurait autrement jamais pu avoir accès.

10 | Elle s'humecte les lèvres, sa poitrine se soulevant au rythme de ses respirations plus profondes. Elle cherche un regard familier, un regard approbateur où ancrer ses prunelles charmeuses. Ce soir, elle serait tout. Elle serait la lumière et la voix, l'inaccessible et le passé. Papillon de feu. L'ambiance tamisée ne fait que la mettre en valeur, et Kara le sait pertinemment. Il n'y aura qu'elle. Il n'y avait qu'elle, semant les rêves et les paillettes.
Les premières notes retentissent dans la pièce, une mélodie au piano, suivie par le reste de l'orchestre. Ce soir, il faudra pourtant partager la scène avec une autre tête d'affiche, avec le défunt commandant. La musique n'était qu'un reflet de la situation actuelle. Des tensions qui se faisaient sentir à l'approche des élections. Les musiciens avaient joué le premier couplet, sans que ses notes ne teintent leur talent de ses reflets chauds. Ils reprirent depuis le début une chanson qui avait traversé les époques, transcendé les siècles. L'ironie du message toujours actuel, terriblement actuel. Cette fois, Kara, le corps se déhanchant légèrement au rythme de la musique, apposa son timbre de voix sur « Everybody wants to rule the world ». Pour accompagner le capitaine dans son dernier voyage, pour rappeler à son auditoire de voter.
Bien sûr, ce vaisseau était loin de ressembler à la planète Terre. Mais c'était tout comme, leur monde à eux.
Dans une heure tout au plus, elle retournerait dans l'ombre, cédant sa part de lumière à d'autres. Jusqu'à la semaine prochaine.
Aujourd'hui les sequins.
La révolution pour demain.