Sans le moindre doute possible, Nova préférait l’Hélios à tous les autres vaisseaux. Sa lumière artificielle, plus claire que sur les autres vaisseaux de la Flotte pour aider la biodiversité du dôme, son espace, le biodôme… Peut-être était-ce un peu biaisé comme opinion, dans la mesure où elle passait son temps sur l’Hélios pour son travail et encore ! Certains pouvaient tout à fait avoir en horreur leur lieu de travail et préférer le lieu où ils habitaient – pour ceux qui avaient l’opportunité de voyager un peu le matin. Ce n’était pas son cas. Bien qu’elle adore le Columbiad, elle aimait encore plus le vaisseau vert. Cette préférence expliquait qu’elle ait donné rendez-vous à Ulrich dans le biodôme de l’Hélios, sous un murier à papier planté sur la pelouse et bordé de bosquets fleuris. Son coin préféré dans le dôme, là où elle passait la plupart de ses pauses, dos contre le tronc, à regarder au loin les gens déambuler.

— Charlie, quelle heure est-il ?

Pour une fois qu’elle était en avance – fait assez rare pour être souligné –, la jeune ne se sentait vraiment pas à l’aise, à ne pas savoir quoi faire en attendant. Elle brûlait d’envie de se jeter sur les en-cas qu’elle avait pris au distributeur à la cafétéria mais ce serait pure gourmandise pour atténuer son ennui et son trac. Depuis le temps, elle reconnaissait les signes de stress, assez en tout cas pour essayer de se retenir.

— Il est 18h28, Nova.

Répondit la voix aseptisée du terminal. Elle hocha de la tête, ce qui faisait une belle jambe à l’intelligence artificielle, et se remit à attendre. Cela faisait un petit moment déjà qu’elle n’avait pas vu Ulrich, pas depuis la petite fête donnée par ses parents à l’occasion de son retour de Byblos en tout cas. Et avant cela, elle ne l’avait pas vue beaucoup non plus. D’un autre côté, c’était sans doute grâce à son travail acharné qu’il avait pu être nommé au poste de capitaine. Rien que d’y penser, elle en était tout excitée ! Quelqu’un qu’elle connaissait ! Depuis toujours ! Capitaine ! La jeune femme ne put s’empêcher de glousser à cette pensée et se cala confortablement au creux de son arbre en commençant à déballer une barre de céréales sans même le réaliser.

Ulrich commençait à devenir vraiment quelqu’un d’important. Quelqu’un qui comptait et vers qui les gens allaient de plus en plus se tourner. Cette image entrait en conflit avec ses souvenirs des jeux qu’elle faisait avec lui quand elle était petite. Ou plutôt devrait-elle dire : les jeux qu’il consentait à faire avec elle pour l’occuper et lui faire plaisir serait sans doute plus proche de la réalité. Parfois, elle se disait qu’elle retournerait bien au temps où on veillait pour elle à ses moindres besoins et désirs et qu’elle n’avait besoin de se préoccuper ni de ce qu’elle devait faire ni de son avenir.

Au bout d’un moment, elle repéra le capitaine du Columbiad  sa tignasse rousse et se redressa sur ses genoux pour se faire voir malgré les bosquets.

— Ulrich, par ici !

Nova agita la main jusqu’à être bien sûre qu’il l’ait vu puis retomba sur ses talons et se fit un devoir de lisser la couverture qu’elle avait apportée pour protéger leurs uniformes du sol. Elle attendit qu’il soit à son niveau avant de se relever et d’ouvrir grand les bras et le serrer contre elle avec un grand sourire.

— Salut ! Je suis contente de te voir ! Tu vas bien ? Assieds-toi !

Les raisons qui l’avaient poussée à lui demander de venir la voir semblèrent soudain se bousculer derrière sa tête pour la faire stresser. Si elle partait comme ça, elle allait manger tout ce qu’elle avait ramené avant d’avoir eu le temps de lui demander son avis.

— Félicitations pour ta nomination au fait !

La journée touchait à sa fin pour le tout nouveau Capitaine. Il lui sembla qu'il avait commencé à travailler dix minutes plus tôt tant la journée était passée à une vitesse affolante. Alors qu'il terminait sa dernière entrevue avec son cabinet, il se mit à penser à la soirée qui l'attendait. Il avait reçu un message quelques jours plus tôt de Nova Aldren. La jeune fille et lui avaient tissé un lien particulier malgré leur différence d'âge. Lorsqu'Ulrich était arrivé sur la flotte, la famille de Nova lui confiait souvent la petite pour la surveiller ou l'occuper. Au début, ce n'était pas chose aisée que d'occuper une gamine tout en gardant le contrôle. Mais il avait fini par s'y faire et même apprécier ces moments avec elle.

Aujourd'hui, ils se voyaient beaucoup moins. La faute à leurs emplois du temps incompatibles et le fait qu'ils étaient tous deux dévoués à leurs occupations au sein de la flotte. Mais le commandant était ravi de revoir la jeune fille. Il quitta le Columbiad et prit la navette pour aller jusqu'à Hélios, le vaisseau de recherche de la flotte. Il avait déjà eu l'occasion d'y aller, car il fréquentait plusieurs scientifiques et chercheurs. Si le Columbiad restait dans son cœur, il aimait néanmoins assez Hélios pour son aspect épuré.

Il arriva près du lieu de rendez-vous après plusieurs minutes de marche. Il s'arrêta, cherchant la chevelure sombre de son ancienne protégée.

— Ulrich, par ici !

Il suivit le bruit du regard et finit par voir une main levée dans les airs, agitée frénétiquement par sa propriétaire. Avec un sourire, il s'avança vers Nova.

— Salut ! Je suis contente de te voir ! Tu vas bien ? Assieds-toi !

La jeune fille semblait toujours aussi dynamique qu'à l'accoutumée. Ceci tira un grand sourire à Ulrich, qui trouvait l'ardeur de la jeunesse assez drôle. Il s'assit près d'elle, et la remercia d'un signe de tête lorsqu'elle le félicita pour sa promotion. Et il réalisa qu'ils ne s'étaient pas vus depuis. Cela ne faisait que quelques semaines, mais ce rôle semblait déjà lui coller à la peau.

— Merci, Nova. J'essaye de faire de mon mieux !

Il observa la jeune fille. Un sourire joueur et taquin, des yeux vifs, de longs cheveux sombres qui tombaient en cascade sur ses épaules. La jeune fille semblait très bien dans ses bottes et cela fit plaisir à Ulrich, qui se sentait comme responsable de son état.

— Alors, raconte-moi, comment vas-tu ? Je suis assez content que tu m'aies proposé qu'on se voit, cela faisait un moment.

Ce qu’il pouvait être fringuant avec son uniforme de capitaine ! Peut-être était-ce simplement l’uniforme et l’inattention pathologique que portait (ou en l’occurrence, pas) Nova sur ce qui l’entourait. Peut-être que le galon de capitaine lui donnait belle allure. Ou peut-être encore que le succès et la réussite pouvaient bel et bien être perçus par l’œil humain et transcender une personne, allez savoir ! Dans un cas comme dans l’autre, le résultat était là et a jeune femme ne pouvait s’empêcher de le détailler en souriant comme si elle y était pour quoi que ce soit. Vantarde comme elle était, elle n’avait pas pu résister à l’envie de répandre la nouvelle autour d’elle aussitôt qu’elle en avait eu connaissance. Et elle ne s’était absolument pas retenue d’expliquer pourquoi elle était parfaitement qualifiée pour non seulement crier la nouvelle sur les toits, mais également exiger de tous qu’ils se réjouissent avec elle et admettent que le Columbiad n’avait jamais eu meilleur capitaine. Ce dernier point n’était pas un franc succès.

Pour s’arrêter de parler, Nova attrapa une barre de céréales, l’ouvrit et commença à grignoter en observant son voisin. C’était la seule façon intelligente qu’elle avait trouvé pour ménager une pause à Ulrich pour gérer l’avalanche de question sous laquelle elle l’avait enterré. Et dont il se débarrassa assez vite pour les lui retourner en plein milieu d’une longue bouchée. Bien élevée, elle activa ses mâchoires plus vite qu’à l’ordinaire en s’excusant du regard, finit par déglutir et répondit avec un sourire.

— Oui, un petit moment… tu commençais presque à me manquer !

Elle lui lança une œillade taquine et continua avec plus de sérieux.

— Hum… ça va depuis la dernière fois. J’ai repris ma routine et je dois dire que je suis contente d’avoir retrouvé une atmosphère avec une chaleur et une luminosité contrôlée, c’est quand même moins fatiguant de vivre dans ces conditions…

Raconta-t-elle en laissant son regard divaguer au loin. Nova ne comptait pas s’appesantir sur la culture plus ou moins illégale de plantes exotiques qu’elle abritait dans sa cabine ni parler de ses dernières envies de prendre du galon. Pas directement en tout cas et définitivement pas comme ça.

— Non, c’est clair que… bah ça va. En plus, je fais comme si je me plaignais mais je vais peut-être retourner sur Byblos d’ici quelques temps. Ça dépendra un peu de l’évolution des besoins des serres agricoles. S’ils peuvent gérer sans moi, j’y retourne !

À l’entendre, on pourrait presque croire qu’elle s’était prise d’amour pour la planète de sable. Ce qui était presque le cas si on excluait la chaleur, la lumière, la gravité qui faisait peser une chappe de plomb sur ses épaules… En fait, la seule chose que Byblos avait pour elle était d’être une planète, une vraie, et pas un assemblage de métal et d’énergie.

— Bon et toi sinon ? Comment ça se passe la prise de fonction ?

C’est qu’elle n’allait tout de même pas monopoliser la discussion ! Sans compter que ce qu’il avait à raconter devait être mille fois plus intéressant que son quotidien.