Quand elle s’ennuyait, Nova ne savait pas quoi faire. Mais attention, l’inverse n’était pas réciproque. Ce n’était pas parce qu’elle ne savait pas quoi faire qu’elle s’ennuyait pour autant. La jeune femme était depuis longtemps passée maître dans l’art de perdre son temps. Qu’elle ait quelque chose à faire ou non, une deadline à respecter ou non, la brune pouvait passer des heures à brasser du vent. Que ce soit en regardant des vidéos sans aucun intérêt sur son terminal pour rigoler toute seule comme une baleine, en s’essayant à l’art de la conversation exclusive par émoticônes avec des amis aussi productifs qu’elle ou encore en vérifiant encore et encore son planning de semis juste pour pouvoir se lancer des fleurs sur son talent pour l’organisation.

Au contraire, quand elle prenait douloureusement conscience du temps qu’elle venait de perdre à ne rien faire de productif ou que même la procrastination ne lui paraissait plus si séduisante, Nova se mettait à s’ennuyer purement et simplement. Dans ce cas, elle n’était même plus capable de noyer son ennui dans une occupation vaine. Elle ne pouvait que tourner en rond en cherchant une activité. Etrangement, c’était lorsqu’elle s’ennuyait le plus que même ses sujets préférés, comme la botanique, le dernier titre de Cassiopée ou encore les derniers arrivants sur la Flotte, perdaient tout intérêt. Et si elle pouvait brasser du vent pendant des heures, elle pouvait tout autant regarder le plafond sans rien faire sur la même durée. Cela faisait quelques temps qu’elle s’en était rendu compte et qu’elle essayait de trouver une parade. Le problème d’un endroit clos, c’est qu’elle ne pouvait pas vraiment découvrir tout le temps de nouveaux coins lorsqu’elle partait en expédition. C’est qu’elle en avait visité des coins en vingt sept ans de balades au même endroit !

Mais elle connaissait quelqu’un qui pourrait porter un regard neuf sur les recoins de la Flotte…

Pour l’avoir déjà expérimenté, Nova savait qu’il était tout à fait possible de redécouvrir quelque chose que l’on connaissait comme le dos de sa main si on empruntait pour un instant les yeux d’un autre. Enfin… Pas littéralement évidemment ! C’était un coup à terminer sur le Lady Grace si ce n’est pas directement dans l’espace ! Son petit doigt lui disait que ça méritait une petite confirmation de sens avant de regretter à jamais ou jusqu’à la fin prématurée de son existence. Ce serait bête de mourir dans le vide glacé du cosmos à cause d’une erreur de compréhension !

- Charlie, envoie un message à Hélion s’il te plait : Est-ce que tu es déjà allée du côté du biodôme ? Je peux t’y rejoindre d’ici vingt minutes si tu veux.

Elle tendit l’oreille pour vérifier que l’interface n’avait rien mal-interprété et transmettait bien son message comme elle l’entendait avant de s’affaler de nouveau sur sa couchette. Elle chargea une série de vidéos sur son terminal et ne se bougea qu’une fois la réponse reçue. C’est qu’elle n’allait quand même pas dépenser son énergie en vaines préparations si elle ne devait pas sortir au final. Et maintenant qu’elle n’avait plus autant de temps que prévu, elle n’allait pas le dépenser en vain et risquer d’avoir un retard supérieur au délai tolérable. Elle enfila ses chaussures les plus confortables par dessus son pantalon d’uniforme rouge ocre, attrapa une veste, refit son chignon, revérifia trois fois ses poches à la recherche de son terminal avant de l’apercevoir sur son oreille et quitta enfin sa cabine en trombe.

Avec cinq minutes de retard, elle apparut comme une tornade devant Hélion, maudissant son manque d’organisation qui la mettait toujours en retard.

- Salut ! Excuse moi pour le retard, j’espère que tu ne m’attends pas depuis trop longtemps !

Cinq minutes de retard étaient plutôt honorables comparés aux temps de retard qu’elle pouvait avoir parfois. Mais même en sachant qu’elle avait cette fâcheuse habitude de toujours être en retard, la jeune femme ne faisait rien pour corriger cette sale manie. Elle lui avait pourtant joué des tours au fil des années, et la plupart de ses amis avaient appris à ruser en lui donnant des horaires tronqués pour être certains qu’elle serait à l’heure qu’on attendait. Hélion ne la connaissait pas encore, et elle était un peu embarrassée de lui imposer ça, elle savait bien que certaines personnes avaient les retardataires en horreur.

Mais la brune avait l’air perdu dans les étoiles lorsqu’elle arriva. Un sourire rassuré se dessina sur les lèvres de Nova et elle se détendit imperceptiblement avant de tendre la main à sa comparse pour la saluer. Elle avait pris l’habitude de ce salut formel qu’affectionnait la douanière et qui l’avait si surprise la première fois qu’elle était allée à sa rencontre. C’est qu’avec les gens qu’elle connaissait, Nova préférait des saluts moins formels, plus brouillons et familiers. Cette formalité empli de solennité lui faisait l’effet d’une expérience exotique. A bien y réfléchir, tout chez la jeune femme lui semblait exotique. Mais pas “exotique” dans le sens que la plupart des gens utilisaient pour décrire quelque chose de curieux et fantasque, mais vraiment dans un sens rafraîchissant et fascinant.

Hélion venait de Terre, un fait déjà suffisamment exotique en soi pour fasciner une passionnée comme Nova, mais elle avait ramenée avec elle une ribambelle d’habitudes et de manies tout aussi exotiques. Elle brûlait d’envie de les découvrir toutes et devait consciemment faire un effort pour ne pas lui sauter dessus et l’assommer de question. Déjà qu’elle devait faire un effort pour ne la regarder trop fixement quand elle était avec elle…

Elle effaça les inquiétudes d’Hélion d’un geste de la main. S’il y en avait une qui devait s’inquiète pour l’autre, c’était Nova. Vraiment, c’était le moins qu’elle puisse faire puisque c’était elle qui proposait de la voir et elle qui n’était pas fichue de tenir un horaire.

— Non t’inquiète, j’ai fini ma permanence il y a des heures !

Après réflexion, elle réalisa qu’elle se mettait des bâtons dans les roues en avouant à demi mots n’avoir aucune excuse pour son retard. Si encore elle travaillait, elle aurait eu une raison d’arriver en courant, mais là… non. Dommage qu’elle n’utilise pas suffisamment mon cerveau. Avec à peine plus d’efforts, elle pourrait presque gouverner l’univers. Ou au moins apprendre à mentir correctement.  

Ok, ok… distraction, distraction… Essayons d’éviter de trop attirer l’attention sur le fait qu’elle n’avait aucune excuse pour arriver en retard. Nova haussa les épaules et enfonça les mains dans ses poches.

— Ça va toi ? Qu’est-ce que tu faisais aujourd’hui ?

Une ballade ? Carrément ! Nova accueillit la proposition en hochant énergiquement la tête.

— À moins d’aimer te perdre dans des dédales de couloirs, le biodôme est le meilleur endroit pour se balader, c’est d’ailleurs pour ça que je t’ai invitée ici ! Je me suis dit que ça te plairait peut-être… Comme c’est tout plein de verdure, il paraît que c’est l’endroit qui ressemble le plus à la Terre.

C’était d’ailleurs bien pour cette raison que la jeune femme adorait l’Hélios et venait passer tout son temps libre là quand elle trouvait l’énergie et surtout la motivation de se bouger les fesses. Depuis qu’elle était petite, son imaginaire, qui n’aspirait qu’à la Terre et ses merveilles, trouvait son bonheur dans le biodôme avec ses animaux, ses pelouses et ses plantes. Aujourd’hui, elle comptait bien profiter d’avoir Hélion sous la main pour pouvoir enfin avoir le fin mot de l’histoire et savoir ce qu’il en était vraiment. L’idée que son fantasme se heurte à la douloureuse vérité de quelqu’un qui était véritablement allé sur Terre ne l’avait pas effleurée une demi-seconde, bien sûr.

Prise dans son enthousiasme comme elle était, Nova n’aspirait qu’à guider la jeune femme entre les diverses serres et l’emmener vers ses spots préférés et lui montrer toute la beauté de la végétation extra-terrestre. Elle commença à avancer, prenant un bon petit rythme de croisière propre aux ballades.

Quelques secondes plus tard, elle éclata de rire en l’entendant se référer à son dernier post sur Starchat. Objectivement, ce n’était pas si drôle que ça –elle-même aurait pu en convenir –, mais son allégresse à l’idée d’être là lui rendait le cœur léger et le rire facile.

— Ouais… On a voulu tenter quelque chose. Un de mes collègues a proposé qu’on essaie de voir s’il était possible de se faire des sortes de mugs cakes fruités pour le goûter… et c’était pas vraiment la meilleure des idées. Du coup, ils nous ont retiré les plants de raisin. Mais normalement, ils devraient bientôt en remettre dans les cafétérias. Mais sûrement sous la forme de jus ou intégrés dans des plats…

Peut-être que si elle n’avait pas ramené sa fraise sur le réseau de la Flotte, ils leur aurait juste passé un savon pour avoir abimé un peu de matériel, mais là… ils avaient carrément privé la Flotte de raisin pour quelques mois… Nova indiqua le chemin à prendre d’un petit mouvement du menton et continua son cheminement.

— Mais tu sais, tu peux trouver des fruits sur la Flotte, il y en a pleins dans les menus proposés et on essaie d’augmenter la production pour pouvoir les proposer en libre service.

Ajouta-t-elle avec un ton empli de fierté. Son travail était vraiment ce qu’elle préférait le plus dans son quotidien et elle le faisait voir. Mais trêve de blabla. Elle n’allait quand même pas monopoliser le temps de parole pendant toute la ballade !

— Comment se passe l’adaptation d’ailleurs ?

Pour elle, la Flotte était son quotidien et les Stellariens, les gens les plus accueillants et sympathiques de la galaxie… mais elle doutait d’être objective étant donné qu’ellea avait grandi sur les vaisseaux et parmi ces personnes. Elle ne pouvait pas imaginer quel pouvait être le point de vue d’un nouveau venu.

« Oh bein, ça s’passe » n’était vraiment le genre de réponse à laquelle s’attendait Nova. Enfin… Elle voyait bien à la tête d’Helion que ce n’était clairement pas l’enthousiasme débordant de certains aventuriers de l’espace qui se retrouvaient juste pile à l’endroit dont ils rêvaient mais quand même. Certes elle n’était pas très objective, mais au fond d’elle, la brune attendait la confirmation que la Flotte était l’endroit le plus génial de toute la galaxie et qu’elle n’avait rien à rougir en comparaison avec la Terre. (Nova se racontait ça – enfin, elle se le répétait avec la même obstination qu’elle aurait eue pour enfoncer un clou avec un marteau – comme un mantra parfois pour s’obliger à arrêter de rêvasser à la Terre et entretenir un insidieux sentiment de pas assez. Avec assez peu de succès jusqu’ici.) Elle ne se laissa pas décontenancer et s’évertua à garder un visage neutre et compréhensif tandis que la Terrienne continuait sur sa lancée.

Au moins, Nova pouvait se consoler en se disant que ce n’était pas entièrement de la faute de sa maison natale et de ses concitoyens si la jeune femme avait l’impression de patauger dans la semoule. Mais était-elle vraiment la mieux placée pour lui jeter la première pierre ? Helion avait tout de même quitté sa planète, laissé derrière elle probablement une famille et des amis, parcouru une bonne partie de l’univers connu à ce jour pour débarquer dans un monde avec des codes, des rêves et des gens totalement différents. Pantouflarde comme elle était, Nova rechignait déjà à rejoindre la place sur le Columbiad où se tenait l’Australe, alors n’imaginons pas si elle devait traverser l’univers ! Au moins, elle pouvait comprendre Helion et sa mise en retrait par rapport aux autres. Ça, les gens, la brune détestait leur parler et elle comprenait tout autre être humain qui partageait son aversion pour la socialisation.

— Ouais mais ça c’est normal Helion… Tu découvres un tout nouveau cadre de vie… Ce n’est peut-être pas très malin de ma part de te « fliquer » pour savoir comment tu te débrouilles alors que tu cherches encore tes marques.5

Fit-elle remarquer à voix haute en prenant conscience de son manque de tact, tout empli de bons sentiments qu’il était. Nova se gratta négligemment l’arcade sourcilière en songeant qu’elle n’était définitivement pas faite pour le service public pour tourner la tête vers sa voisine qui reprenait la parole pour aborder un point qui l’avait toujours intriguée. Comment était perçue la Flotte sur Terre ? Parce que la brune savait comment la Terre était perçue par la Flotte – comme ennemi héréditaire ou planète mère idéalisée selon les avis – mais le contraire restait un mystère. Imaginait-on la Fédération comme un repaire de rebelles dignes d’un roman d’aventure ou comme des crapules sans foi ni loi auxquels on était soulagé de ne plus être liés ? La question lui brûlait les lèvres.

— Comment est-ce qu’on parle de nous là-bas ? Sur Terre, je veux dire…5

Ils n’allaient pas faire la pub d’une entité rebelle mais peut-être que certaines personnes percevaient le bien fondé de leur entreprise même en réprouvant leur façon de faire.

Quelques pas plus loin, la Terrienne s’accroupit près d’une pelouse pour y passer la main et Nova suivit le mouvement en se mettant à sa hauteur, les coudes posés sur les genoux. Et se redressa en miroir de la jeune femme, dans un concert de craquements d’articulations. On lui avait déjà dit qu’elle gagnerait à faire plus de sport, mais celui qui lui ferait faire plus de sport que la marche qu’elle s’obligeait déjà à faire pour rallier l’Hélios tous les matins et retourner au Columbiad tous les soirs n’était pas encore né.

Nova sourit en entendant sa remarque, rosissant en l’entendant reconnaître son utilité et celle de ses collègues dans l’entretien de toute cette splendeur verdoyante. Mais elle préférait se la jouer cool. Modeste.

— Oh non… maintenant, c’est installé, on ne fait que l’entretien et on s’assure que tout se développe bien. Je suis sûre que la nature du vaisseau pourrait très bien tenir sans l’homme tant que l’atmosphère artificielle tient le choc.

Répondit-elle avec un haussement d’épaules. Son air savamment tranquille en prit un coup en entendant la suite. « Monter aux arbres » ? Non, elle ne le savait pas. Elle n’avait même jamais osé trop toucher aux arbres de peur de les abimer. D’autres avaient sans doute été moins délicats mais Nova avait été élevé avec la notion que les arbres étaient rares et précieux dans l’espace. Par conséquent, il ne fallait rien faire qui puisse les abimer. Circonspecte, elle demanda :

— Euh… non. C’est le genre de truc qu’on fait sur Terre ?