Messages : 433 Âge : 38 ans Occupation : Docker de la commission Habitation : Argus One Arrivée : 2200Pseudo : Canard Avatar : Golshifteh Farahani Crédits : minako (av), old money (sign), elara (crackship)
Elle entre à La Ruche dans le gros de la soirée, alors que les moins raisonnables se font honteusement ramasser par leurs collègues et amis plus sobres. Crius n’avait jamais aimé de débordements dans son bar et avait toujours farouchement défendu ce dernier contre les frasques des ivrognes stellariens – les habitués le savaient et montaient souvent la garde, suggérant aux tables peuplées d’éléments dérangeants de trouver un autre endroit à pourrir avant que le propriétaire ne se fâche. Rosalija fait partie de ceux-là, dans un sens, à darder un regard noir appuyé par la promesse de représailles vite faites, bien faites, col rouge un symbole de sa capacité à remettre aisément les idées en place à qui que ce soit. La douanière se fraie un chemin à travers la foule qui se clairseme à mesure qu’elle avance vers le bar, signe que la migration vers les cabines privées s’amorce. Vu l’heure, pas étonnant. Terminer un service de nuit la menait toujours vers un bar, le plus souvent celui-ci, histoire de s’isoler dans un environnement social, incapable de rentrer directement chez elle. « Hey, C », qu’elle interpelle le tenancier avec un sourire qui se veut chaleureux, prenant place à son banc habituel – celui sur le côté du bar, là où elle ne risquait pas de se retrouver flanquée des deux côtés par des boulets de première classe. « Comme d’habitude? » qu’elle lui demande en se hissant à sa hauteur, sachant qu’il saurait pertinemment quoi lui servir : quelque chose d’ambré et de fort, température pièce.
Appuyée contre le mur du bar, par-dessus une vitre cachant quelques bouteilles de luxe, elle a une vue parfaite sur la sottise humaine. Ce n’est que rarement qu’elle ose toutefois lever son nez de son terminal, qu’elle observe avec attention, l’écran défilant automatiquement au rythme de sa lecture grâce aux bons soins de Charlie. Un verre, puis un second, enfin, un troisième – le bruit ambiant du bar s’estompe, laissant place à un silence relatif. Elle a pris possession du banc voisin, allongeant ses jambes éhontément, alors que les derniers retardataires s’exilent. Seuls quelques incorruptibles demeurent, tranquilles, éparpillés dans le bar. Un couple d’amoureux transi qui ne voit pas le temps filer dans un coin; un type qui noie visiblement sa peine dans un cocktail aux teintes vaguement féminines; un groupe de filles épuisé, l’une endormie sur la table, les autres en discussion calme, comme si elles attendaient de dégriser un peu avant de se diriger à la maison. Et Rosa, le nez plongé dans ses affaires, dans le roman à l’eau de rose qu’elle n’oserait jamais admettre adorer. Les pas du tenancier qui se dirigent vers elle dès qu’elle pose son verre, au terme de sa dernière gorgée, la font sourire – elle lève le regard vers le cinquantenaire. « Tu me permets d’en prendre un dernier avant que je rentre? » qu’elle quémande, le regard pétillant, comme si les trois autres n’avaient eu aucun effet sur elle. C’est faux, bien sûr : elle le cache simplement très bien. Elle dépose momentanément son terminal sur le comptoir en regardant le tenancier faire, les bras croisés, appuyée sur le meuble.
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Elle fait mine de ne pas remarquer, de ne pas entendre le claquement de la serviette sur l’élément perturbateur, mais ses lèvres se pincent pour éviter de lâcher involontairement un gloussement de rire. L’amusement est toutefois évident sur ses traits, temporairement, avant que l’histoire qui défile sur son terminal ne redevienne plus fascinante que les événements qui pouvaient se dérouler dans le bar. Ces derniers se raréfiaient, d’ailleurs, à mesure que les minutes s'égrenaient, et Rosalija devint rapidement une des dernières âmes de la Ruche. Pourtant, elle tente sa chance, demande un autre verre – le dernier, promis – qui lui est gracieusement servi après une boutade gentiment moqueuse. « Dommage, vraiment », fait-elle dans la même veine, sans réprimer un petit ricanement nasal alors qu’elle pousse le terminal un peu à côté, voyant qu’elle avait désormais de la compagnie. Bienvenue, celle-là, il lui fallait l’admettre. Une présence amicale, une connaissance qui remontait à loin – dans des circonstances toutefois bien moins agréables que celles-ci. Elle ne peut s’empêcher de jeter un coup d’oeil aux jambes du tenancier, bref, discret, pour éviter de mettre qui que ce soit mal à l’aise. Inconsciemment, certains détails de la journée fatidique où il les avait perdues lui reviennent, brutalement. Elle avait bien géré la crise, Rosalija, vraiment – félicitations officielles à l’appui, suivies d’un arrêt de travail de plusieurs semaines pour lequel elle n’avait rien justifié aux autres, même si tout le monde se doutait que l’adrénaline, une fois retombée, avait laissé place à l’angoisse et aux mauvais souvenirs. L’accident l’avait marquée, quoi qu’il en soit, quoi qu’on en pense, assez pour qu’elle piétine son ego pour réclamer un billet du médecin.
La brune avale une gorgée de son tout nouveau verre – raisonnable, comme si elle avait l’intention de le faire durer le plus longtemps possible, trempant simplement ses lèvres dans la liqueur ambrée. Les joues rosies, conséquence de l’alcool qui courait dans ses veines et de la chaleur du bar, elle hoche la tête à la question légitime de Crius. « J’aime le bourdonnement, même si ça peut paraître contre productif quand on essaie de lire. C’est rien d’important, de toute façon. Juste pour le plaisir. » Ça lui donnait l’impression d’être moins seule d’être dans un lieu public, si bruyant soit-il. Elle n’était pas de ceux qui considérait comme de la compagnie les personnages des livres qu’elle avait l’occasion de lire. Jamais elle ne s’était attaché aux identités fictives, aux héros et aux méchants. Surtout pas quand on sait qu’elle considérait son passe-temps de choix comme relativement brain dead – de la romance à l’eau de rose qui se lisait bien sans trop accaparer l’attention, sans trop faire diverger les priorités. « L’ambiance est quand même un brin meilleure ici que dans ma cabine », s’amuse-t-elle enfin, passant une main dans ses cheveux bouclés. « Le service, aussi. » Elle sourit. Elle n’avait personne à embêter pour un verre de plus quand elle était seule – personne pour lui dire que c’était assez, non plus. Personne à qui parler lorsque la solitude se faisait trop lourde, d’un côté comme de l’autre.
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Si elle affiche un sourire vaguement amusé, ce n’est nullement pour se moquer du tenancier – le tragique événement qui les avait conduits à se connaître, elle s’en souvenait comme si c’était hier, et pas une seule seconde ne pouvait, même en essayant très fort, être qualifiée de comique. Crius n’avait pas pleuré, non. Il n’avait même pas vraiment répondu aux questions incessantes de Rosalija alors qu’ils attendaient les secours. C’est quoi ton nom, qu’est-ce que t’as foutu, c’est quoi la date d’aujourd’hui; les questions étaient claires, mais les réponses une suite de marmonnements incohérents. Elle connaissait la réponse à la troisième, mais les deux autres, elle n’avait eu les réponses qu’après coup, lorsqu’elle était passée sur le Regina Mercy pour constater son état – en même temps qu’elle avait tiré de son médecin un billet d’arrêt de travail. Des années plus tard, elle y repensait encore à l’occasion; trop souvent, en réalité, incapable de se détacher de l’horreur de l’incident. « Eh, pas de mal à verser une larme ou deux de temps en temps », fait-elle, haussant les épaules. Elle-même avait la larme facile – elle n’irait sûrement pas juger.
Crius s’appuie un peu plus sur le comptoir, comme s’il espérait fusionner avec. « Pas morne. Inexistante. » La cabine était austère, dépourvue du moindre objet en trop; Rosalija n’avait jamais été matérialiste. Parfois, Anastasia y laissait traîner quelque chose. Il y avait la bouteille offerte pour son anniversaire dans le conduit de ventilation, ses uniformes soigneusement rangés dans un placard étroit, le minimum acceptable pour survivre. Quant au son, il était particulièrement limité. Ça la rendait folle, dans un sens, mais elle n’avait jamais pensé créer elle-même le bruit ambiant. En vrai, sûrement qu’elle détestait juste sa cabine sans vraiment vouloir se l’avouer. Le commentaire sur les histoires lui arrache d’abord un sourire, puis une expression surprise. « Ethan? » Qu’est-ce qu’il fallait pas entendre. Rosa étouffe un petit rire. « Non, Ethan et moi, ça a jamais été plus que ça. »Ça, leur collaboration, une forme d’amitié peu conventionnelle. Ils avaient couché ensemble une poignées de fois il y a bien longtemps, puis il avait préféré Anastasia – pas qu’elle lui en voulait. « Mieux vaut être seul que mal accompagné… ou une connerie du genre, qu’on dit, hein. » Elle avale une gorgée de son whisky, visiblement peu convaincue par son propre proverbe. Bien sûr, elle était amère, un peu – surtout en buvant – en se rappelant qu’on préférait systématiquement quelqu’un d’autre à elle, même si elle passait éventuellement par-dessus. En attendant, elle continuait de démolir ses attentes à grands coups de romans à l’eau de rose.
Elle jette un coup d’œil autour. Le groupe de filles, seules autres clientes qui restaient dans l’endroit, semblait prêt à décoller – la plus sobre des quatre tentait de tirer les autres de leur torpeur. Rosalija ne se presse pas. Elle avait, après tout, demandé la permission de boire un dernier verre et elle le savourerait adéquatement. « Fais ce qu’il faut, hein, te sens pas obligé de me divertir. Je veux pas que tu te retrouves à fermer à pas d’heure à cause de moi. » Comme promis, elle finirait son verre et partirait sans demander son reste. Elle se traînerait les pieds jusque chez elle, s’attirant encore une fois les commentaires de ses collègues contrôleurs en patrouille dans les passerelles – elle avait l’habitude, désormais. Il n’avait pas besoin de l’amuser, de converser avec elle, mais elle appréciait, inévitablement, que Crius prenne le temps de discuter avec un client déjà satisfait; un pilier de bar, comme on les appelait.
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À croire qu’elle n’était pas la seule à éviter la relative sécurité, l’isolation offerte par la cabine qui lui avait été attribuée plus de vingt ans auparavant. Rosalija était une enfant sauvage, qui refusait de s’attacher, de se laisser approcher, de se mêler aux autres ou à la société de manière significative. C’était superficiel. Elle aimait le bourdonnement d’une foule sans vouloir en faire partie le moins du monde. À son sens, la flotte était peuplée de trente-cinq mille définitions de solitude regroupées sous un même bout de tôle vieillissant – ou du moins elle le souhaitait, presque, même si c’était défaitiste, pessimiste. Elle ne voulait pas être la seule chez qui l’amertume avait pris le dessus dans tous les aspects de sa vie, mais qui se refusait à exiger mieux d’elle-même et des autres. Ce n’est, finalement, que le oups de Crius qui lui arrache l’ombre d’un sourire, observant malicieusement le tenancier par-dessus le rebord de son verre. Quelque part, elle se demandait ce que ça pouvait lui faire qu’elle ait ce genre de relation – ou pas – avec Ethan, sinon le fait que les deux hommes avaient des liens qui remontaient à loin, bien avant qu’elle ne les connaisse. Peut-être était-ce une forme d’inquiétude paternelle de l’ancien extracteur à l’endroit de Hagenauer, peut-être juste de la curiosité, même si la douanière n’avait pas vraiment l’impression que Crius était du genre à se nourrir des potins de ses amis. « Quoi? » insiste-t-elle avec un sourire nerveux, sentant que l’homme retenait quelque commentaire du genre malin derrière la cravate.
Le son de la bouteille qui glisse contre le comptoir à un rythme égal, constant – un peu comme les horloges désuètes dont les aiguilles faisaient tic à chaque seconde – a quelque chose de rassurant, chaleureux. Un instant noyée en silence dans son verre, Rosa ne relève la tête que lorsque Crius reprend la parole, brisant le silence pourtant confortable qui s’était installé. Elle hoche la tête en réponse, comprenant ce qui arrachait le tenancier à son bien-aimé bar, prête à fixer de nouveau la houle dans l’ambre de son whisky. L’invitation la surprend, mais elle est bienvenue, même si elle se dit que ça n’est pas nécessairement une bonne idée. L’alcool gratuit lui faisait dépasser les limites – la seule étant celle imposée par son portefeuille, en temps normal, ou par la capacité de traitement de son foie lorsqu’elle dérapait. Un bref sourire éclaire ses lèvres alors qu’elle acquiesce au geste éloquent du tenancier. Même si ça va à l’encontre de son jugement, Rosa se sert un peu – une larme, une demi-once – de whisky pour renflouer son verre, s’appuyant avec lassitude au comptoir alors qu’elle observe la démarche mécanique de Crius. Il y avait un côté d’elle qui détestait les gens trop gentils, parce qu’ils la faisaient se sentir mal d’être parfois si crue, si malhabile dans ses mots et dans ses gestes. Or, elle s’en entourait constamment – Galina, Ana, Lyra, Elara, toutes bien plus aimables qu’elle malgré leurs évidents défauts; Akum et Crius, qui sortaient de leur zone de confort pour faire plaisir aux autres; même Aileas, en y pensant bien – comme pour se rappeler qu’elle avait tant à envier et rien à apporter. Il a beau les mettre à la porte, la braillarde toujours en larmes et la sobre pliée en quatre à force de s’excuser de causer tant de souci, Rosa ne sent qu’une bienveillance altruiste qui la fait regretter de n’avoir ce genre d’attentions que pour un nombre bien trop réduit de Stellariens.
« Si je te laissais…? » rappelle la douanière à Crius lorsqu’il revient enfin derrière le bar, avec pour seule compagnie une Rosalija dont les mots sont de moins en moins clairement énoncés, les paupières alourdies par l’alcool et la fatigue. Mine de rien, elle n’avait pas oublié qu’il avait laissé sa phrase en suspens le temps de chasser la pleureuse et son entourage, curieuse de nature et soucieuse de savoir ce que Crius avait l’intention de lui demander avant qu’il ne s’interrompe.
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Elle distingue de moins en moins bien les noms poétiques des bouteilles soigneusement alignées derrière le comptoir, incapable de se concentrer assez longtemps pour permettre à ses yeux embués par l’alcool de focaliser sur les lettres imprimées. Rosa voit le tenancier contourner le bar, mais semble oublier qu’il n’est parti que pour quelques instants, et accuse un hoquet de surprise lorsqu’il s’installe près d’elle, sur la rive cliente, opposée à la mer de bouteilles que le comptoir sépare d’eux. Peut-être qu’elle perçoit les paroles de Crius comme plus poétiques qu’elles ne le sont vraiment, peut-être que l’alcool embrouille même sa compréhension – ce qui ne serait pas surprenant, à constater le verre vide qui trône devant elle, maintes fois rempli et vidé –, mais il a quelque chose de familier, de rassurant dans les quelques mots qu’il lui offre. « On dirait que j’ai déjà entendu ça quelque part », admet-elle, la voix basse, chaque syllabe marmonnée, les lèvres engourdies par l’alcool. Une terminologie qu’elle reconnaît, un agencement de mots qui lui plaît, qui a un je-ne-sais-quoi de réconfortant sans qu’elle puisse mettre le doigt dessus.
Il lui dérobe son verre et elle n’a pas la force de protester, consciente de toute manière qu’une seule gorgée de plus avait le potentiel de résulter en un désastre. Gérer les conséquences de ses excès n’avait jamais été son fort, aussi s’attelait-elle à ne jamais dépasser sa limite… avec un succès parfois mitigé. Le constat de Crius lui arrache un petit rire gêné. « Ouais, j’pense que danser, c’pas une très bonne idée pour ce soir. » Autrement, danser, c’était libérateur, c’était bon pour le corps et pour l’âme, pour l’aspect physique et l’aspect social. Ce soir, son estomac risquait de ne pas être d’accord avec elle, et même ivre – ne mâchons pas nos mots – elle était suffisamment prévenante et respectueuse pour vouloir éviter à l’homme de devoir fermer encore plus tard que prévu. D’autant plus qu’il semblait bien qu’elle était la raison pour laquelle il n’était pas déjà en route vers la maison pour profiter d’un sommeil bien mérité. Les bras croisés sur le comptoir, Rosa pose sa tête sur ses avant-bras, observant les gestes de Crius, comme hypnotisée par le liquide qui se vide de la bouteille, par le son sec du verre reposé contre la surface. Ses yeux se ferment bien malgré elle alors qu’elle frotte son visage contre son uniforme, tentant vainement d’en chasser la soudaine fatigue, faisant tomber ses boucles devant son visage. « Mais parler, ça m’semble bien », qu’elle fait enfin, lentement, chaque syllabe une montagne à gravir, alors que son nez s’enfonce un peu plus dans le creux de son bras. « J’veux bien savoir les potins, raconte-moi », qu’elle admet sans grand conviction, trop exténuée pour laisser paraître son véritable intérêt pour les ragots que Crius connaît invariablement en raison de son travail.
Mais il aurait pu lui raconter la plus croustillante des adultères, le plus odieux des complots qu’elle n’aurait rien entendu, parce que Rosalija Saroyan venait de s’assoupir à son comptoir, éhontément, involontairement, son terminal ouvert à la page qu’elle lisait avant d’être happée par l’activité plus intéressante qu’était le contact social avec son tenancier favori.
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Elle dort d’un sommeil trou noir, forcé par l’alcool et la fatigue, la houle de la démarche de Crius la berçant dans un coma cahoteux. Rosa ne se réveille pas, frôlant seulement la conscience à quelques reprises : une première fois lorsqu’il la descend du siège et qu’elle se cale inconsciemment contre le torse du tenancier, puis une seconde pour frotter ses yeux fatigués contre l’épaule du cinquantenaire qui lui sert temporairement d’oreiller. Travailler la nuit avait son lot d’inconvénients, mais la douanière avait réussi à développer la compétence inouïe de dormir n’importe comment et à s’endormir en moins de temps qu’il en fallait pour le dire. L’apothéose de son art venait d’être atteinte alors qu’elle demeurait profondément endormie jusqu’à ce qu’une vive, mais brève douleur ne vienne vriller le bas de son dos. Comme si son corps n’enregistrait qu’à retardement la sensation de chute, ses doigts se crispent sur le tissu de la chemise de Crius alors qu’elle tente de recouvrer une orientation depuis longtemps évaporée. Ses yeux désormais dénués de toute trace de sommeil trouvent ceux du tenancier et elle fige brièvement, les morceaux du puzzle terminant de se mettre en place dans son esprit embrumé. « Sa mère… » grommelle-t-elle avant de se relever, tendant la main à Crius pour l’aider à se remettre sur pied. Le grincement sinistre de ses prothèses lui fait serrer les dents, la culpabilité la submergeant comme un raz-de-marée.
« J’suis vraiment désolée, Crius », qu’elle fait, la voix rauque de fatigue, passant des doigts fébriles dans ses boucles d’ébène. « T’aurais dû m’réveiller, franchement, quelle honte de m’endormir comme ça… » Elle est gênée, visiblement, embarrassée par ce petit écart de conduite autrement inoffensif, mais qui avait le mérite de faire s’empourprer ses joues. Rosa avait du mal à s’imaginer pourquoi le barman avait opté pour la porter, malgré les prothèses et leurs limitations, avant de se dire qu’il pensait probablement lui devoir quelque chose en raison de quelque dette karmique qu’il aurait envers elle. Or, si telle dette il y avait, elle avait déjà été remboursée, ne serait-ce que par son oreille attentive, la protection silencieuse qu’il lui offrait lorsqu’elle se réfugiait à la Ruche, et les conversations posées qu’elle avait eu l’honneur d’avoir avec lui. Non, Crius ne lui devait absolument rien. « J’devrais tenir jusque chez moi », fait-elle dans un petit sourire en coin, encore embêtée. « Ménage tes jambes, rentre », qu’elle insiste, préférant que le blâme de quelque défectuosité dans ses prothèses ne soit pas jeté sur elle. Elle pose une main rassurante sur le bras de Crius pour le rassurer quant à son état. La chute avait eu le mérite de faire décoller l’ivresse de ses paupières et de lui redonner un peu d’équilibre, même si la nausée ne tarderait pas. Elle dépose un baiser sur sa joue – ce qu’elle n’avait jamais fait, mais pourquoi pas, après tout –, l’enjoignant à s’éloigner en direction de chez lui alors qu’elle-même reprenait le chemin de l’Argus One, une main sur le mur lorsque Crius disparaît de sa vue. Il n’avait pas besoin de se sentir coupable de la laisser faire le reste du trajet toute seule – ni de savoir qu’elle s’arrêterait en chemin pour vider le contenu de son estomac.