Vu de l'extérieur, la rencontre pouvait paraître parfaitement banale. Le capitaine du Colossus avait invité son homologue de l'Helios à déjeuner avec lui dans l'un des nombreux self de la flotte, passant au préalable la chercher pour qu'ils arrivent en même temps dans le réfectoire. Comme toujours, il s'était montré charmant, un sourire chaleureux éclairant son visage alors qu'ils entretenaient une conversation banale, le temps de se servir et de trouver une table. De loin, on pourrait simplement croire qu'il s'agissait d'un déjeuner normal entre collègues, ou bien d'un rendez-vous pour les amateurs de commérages, cependant la réalité était toute autre.

Khan appréciait le capitaine River Frye, à sa façon, mais principalement pour des qualités qui ne rentraient pas dans le cadre de ce qu'on attendait d'un rendez-vous galant. River devait bien entendu savoir à quoi s'en tenir lorsqu'il lui avait envoyé un message pour l'inviter à déjeuner sur le Columbiad, que les sujets sérieux n'allaient pas tarder à tomber, mais que pour le moment il fallait faire suffisamment illusion pour que personne ne vienne laisser traîner d'oreilles trop près d'eux. La vérité était que Khan était impatient d'aborder le sujet qui lui importait vraiment, à savoir la prise de position à adopter vis-à-vis des événements du Jeanne d'Arc.

Loin de lui l'idée de réellement s'intéresser aux quelques individus coincés sur Keller suite à cette tragédie (à une exception près), Khan y voyait surtout un bon moyen à la fois de s'attirer la sympathie de l'opinion publique, ce qu'il s'acharnait à faire depuis sa prise de pouvoir, mais également de saper l'autorité de l'amirale en place. Pour le moment, sa politique de drapeau blanc n'avait pas mené à grand chose d'autres qu'une crise d'immigration et une attaque aussi violente que dévastatrice sur l'un des transporteurs de la flotte. Il était temps de bousculer un peu l’échiquier en place, mais pour ça, il avait besoin de soutien. Or, quel meilleur soutien que la capitaine de l'Helios ? Elle était après tout à la tête d'un vaisseau qui avait déjà entretenu des relations tendues avec le reste de la flotte et l'ambition qu'il avait déjà décelé chez elle au cours de leurs précédentes rencontres le poussaient à extrapoler sur le fait qu'elle ne cracherait pas sur un moyen d'obtenir un peu plus de pouvoir.

Il laissa donc passer encore quelques instants de banalité alors qu'ils attaquaient le repas, commentant les dernières avancées des réparations du Colossus 5, écoutant les nouvelles de l'Hélios, avant de finalement rebondir sur l'une de ses remarques pour entamer la véritable conversation qu'il souhaitait avoir avec elle.

-J'imagine que la mise en quarantaine de la flotte doit déplaire, sur l'Helios. J'ai cru comprendre que l'ouverture des échanges avec Keller en avait satisfait plus d'un.

L'idée de procéder à des échanges technologiques ou de pouvoir étudier un peu mieux les objets ramenés de Keller avait grandement enthousiasmé les ingénieurs et techniciens du Colossus. Il devinait sans peine que les scientifiques de l'Helios partageaient cette curiosité et auraient sans doute souhaité mettre à profit cette ouverture du commerce pour apporter des améliorations à leurs méthodes de travail. Faussement pensif, son regard rivé sur River, il prit le temps de mâcher et d'avaler une nouvelle fourchette de nourriture avant de reprendre.

-Mais cette fin provisoire des échanges avec Keller ne signifie pas forcément la fin des opportunités. En tout cas, pas pour nous.

Nous. Le mot avait été choisi avec soin. Il avait déjà fait son premier coup en insinuant que l'amirale ne comptait pas apporter d'aide aux stellariens encore coincés sur la flotte et malgré la tentative de la conseillère Hartmann pour arrondir les angles, Khan savait que son message était passé. Cependant, il aurait plus de poids si River se rangeait de son côté et elle ne manquerait pas d'en partager les lauriers.

Les apparences sont parfaitement maintenues, entretenues, lorsque les regards dérivent jusqu’aux deux capitaines, déjeunant ensembles dans une parfaite banalité. On s’attend simplement à une amitié quelconque, en plus d’une évidence collaboration. Les sourires sont de mises, pas réellement faux, puisque les deux ont bien plus en commun qu’ils ne le laissent paraître. Simplement, River sait que certains de leurs points communs vont bien au delà de ce que l’on attend d’eux en tant que capitaine, que gestionnaire, que leader. Des qualités plus sombres, plus à même de servir leurs intérêts. Bien sur elle ne connait pas encore tous les méandres de la personnalité de Khan Andak, mais suffisamment pour lui laisser entrevoir le fait que oui, ils sont fait pour s’entendre. Jusqu’à un certain point, en tout cas. Tant que leurs ambitions respectives n’entrent pas en conflit. Mais pour le moment, le temps semble être propice à une alliance, plus qu’à une rivalité.

Les vêtures sont de qualités, les deux sont élégants, soignés et il ne fait aucun doute quant à leurs statuts et leur réussite. Tout chez eux alimente davantage leurs charismes respectifs. Une espèce d’aura qui attire les regards des curieux, ici, au milieu d’un lieu public, d’une cantine où bon nombre d’habitants de la flotte viennent déjeuner. Marchant côte à côte, les banalités d’usage sont utilisées avec aisance, parce que chacun d’eux est parfaitement conscient du rôle qu’il doit tenir, qu’il doit maintenir, de la réputation irréprochable qu’ils se doivent d’afficher au grand public. Tous, ou presque, les pensent droit, loyaux, respectables. Tout est fait pour aller en ce sens, des beaux sourires aux discours éloquents. À part un brin de froideur, surtout du côté de River, les soupçons ne semblent pas peser sur leurs épaules. En tout cas pour le moment.

Avalant une nouvelle bouchée de sa nourriture, River relève les yeux vers son interlocuteur, assit en face d’elle, lorsqu’enfin les choses sérieuses se mettent en place. Un léger sourire en coin se dessine sur son visage, alors qu’elle se saisit de son verre d’eau pétillante. « Je me demandais combien de temps nous devrions encore parler de la pluie et du beau temps » Lâche t-elle, expression terrienne que sa mère employait souvent, une lueur amusé dans le regard. Bien qu’elle soit tout à fait pour conserver les apparences, ne pas éveiller les soupçons, River est une femme qui aime aller droit au but. Être directe, bien qu’elle n’y mette pas toujours les formes, sa froideur calculatrice ayant tendance à reprendre le dessus. Mais pas ici, pas face au capitaine Andak qu’elle s’est mise à estimer. Probablement parce qu’elle a décelé chez lui autre chose que cette facette de sympathie qu’il vend au grand public.

« Oui, on ne peut pas dire que cette décision fasse l’unanimité sur l’Helios, à commencer par moi » Avoue t-elle d’abord. River a toujours prôné une certaine indépendance de son vaisseau, allant souvent à l’encontre des décisions qui ne la satisfont pas. Mais ici, elle n’a pas eu d’autres choix que de suivre le mouvement de groupe, contrainte et forcé, et dieu sait qu’elle déteste ça. « Il est vrai que les échanges ont beaucoup plus, les habitants et travailleurs de l’Hélios sont curieux et c’est une très bonne chose, cela nous permet d’élargir notre panel de compétences et de services ou plus largement, de cupidité des uns et des autres » Avoue t-elle sans chercher à mâcher ses mots. Bien consciente qu’au milieu des nombreuses privations sur la flotte, beaucoup ont profité de l’ouverture des échanges pour mettre la main sur quelques denrées ou technologies jusqu’ici introuvables sur la flotte, voir prohibées. Mais ça, River la première n’a pas mis le hola, bien trop heureuse de cette perspective. Faire gagner en puissance et en poids politique à son vaisseau est une chose à laquelle elle tient beaucoup, en toute discrétion, bien sur.

Piochant à nouveau dans son plat, elle écoute son interlocuteur, baissant les yeux vers sa fourchette pour les relever instinctivement à l’évocation de ce « nous » qu’elle ne voit pas venir, mais qui titille immédiatement sa curiosité. La perspective d’une réelle alliance, autre que théorique avec le capitaine Andak lui plait plus que de raison et elle sait que les deux en seraient gagnants. « Vous titillez ma curiosité, capitaine, qu’avez vous en tête ? » Demande t-elle, en feintant une conversation plus légère, bien que toute son attention soit rivé sur l’homme en face d’elle. « Parce que quelque chose me dit que nous sommes fait pour nous entendre… »

Le regard qu'elle lui lança lorsqu'il entra réellement dans le vif du sujet lui suffit pour confirmer le fait qu'il ne se fourvoyait pas, en s'imaginant qu'elle serait un bon interlocuteur pour son projet. River Frye savait à quoi s'en tenir avec lui, peut-être l'avait-elle tout de suite su, du temps où il était encore vice-capitaine, ou bien lors de leur première rencontre officielle de capitaine à capitaine. Tout comme il avait su à quoi s'en tenir sur son compte, en partie grâce à sa propre seconde qu'il connaissait suffisamment pour savoir qu'il pouvoir frayer avec elles, mais également s'en méfier. Un sourire vint rapidement étirer les lèvres de la capitaine de l'Helios, qui fut à peine suffisant pour réchauffer un tant soit peu son regard.

Une expression désuète vint agrémenter sa première réponse, typiquement terrienne, arrachant un fin sourire au capitaine. Comme il le pensait, Frye s'était doutée qu'il ne l'avait pas invité à sortir pour le plaisir de manger un morceau avec elle dans une cantine banale à en pleurer. Le retranchement que la flotte avait mis en place à cause de leur amirale ne soulevait pas vraiment l'unanimité, à part peut-être chez les quelques stellariens trop effrayés par l'extérieur pour comprendre que la fin des échanges avec Keller et Byblos ne serait en aucun cas bénéfique à leur petite vie bien tranquille et s'il y avait bien un vaisseau qui devait souffrir de ces nouvelles restrictions, à part le Colossus et ses ingénieurs, il s'agissait forcément de l'Helios et ses scientifiques.

En effet, si les ingénieurs avaient besoin de pièces et d'outils pour continuer d'entretenir le vaisseau et en assurer le bon fonctionnement, il était indispensable pour les scientifiques d'avoir matière à échanger avec l'extérieur, s'ils voulaient évoluer rapidement. Khan n'était pas un homme instruit, loin de là. Ce qu'il avait appris, il l'avait appris sur le tas, avec les mercenaires, puis sur la flotte lorsqu'il avait été ramassé par ses extracteurs. Cependant, il en savait assez pour comprendre que l'ostracisme prolongé de la flotte ne risquait pas de l'aider à faire des progrès dans les domaines de recherche. Ils en avaient eu la preuve avec l'exemple récent du Jeanne d'Arc et de leur légion ridiculisée par les équipements visiblement bien plus évolués que les leurs, si on en croyait les rapports. Encore un point que River lui confirma directement, en s'impliquant personnellement, en plus de tout. Il ne savait pas quel genre d'intérêt elle avait eu aux échanges avec les colonies, mais Khan se promit de chercher à savoir, plus tard.

-La nature humaine, commenta-t-il simplement à la mention de cupidité.

Lui-même n'était pas au dessus de ce genre de vices, il appréciait de posséder plus que les autres, d'avoir une rentrée d'argent plus importante, d'avoir le pouvoir de se permettre de faire ce qu'il voulait, mais son véritable péché mignon était l'influence. Le pouvoir, exercer un contrôle sur son entourage et sur les actions des autres. Que les choses révolutionnent autour de lui pour le simple plaisir d'acquérir un peu plus de pouvoir et d'étendre encore son influence. L'argent n'était qu'un outil, finalement. Quand on est au sommet du monde, l'argent n'est finalement qu'un tas de chiffre qui s'accumule à ne plus savoir quoi en faire.

-La politique interne de la flotte subit certains déséquilibres, en ce moment. Les mauvaises prises de décisions poussent les hautes sphères à se demander s'ils ont à leur tête quelqu'un de suffisamment pertinent, de suffisamment qualifié pour guider les stellariens. Il prit une nouvelle fourchetée de sa nourriture et prit le temps de la mastiquer et de l'avaler avant de poursuivre. Et pour être franc, je ne pense pas que l'amirale réponde à ces deux simples critères.

Il lui sourit. Les apparences, une fois encore, mais son regard avec gagné un éclat plus dur au fil de son discours. Il n'appréciait pas la faiblesse qu'il voyait en leur amirale, encore moins ses décisions digne d'un poulet effrayé. Il n'aimait pas suivre les autres, mais s'il devait le faire, au moins que ce soit quelqu'un avec un peu plus de couilles.

-Mais mon but n'est pas de faire destituer l'amirale, pour l'instant, poursuivit-il d'un ton badin. Je pense simplement que le moment est définitivement propice à utiliser la discorde pour obtenir un peu plus d'appuis, dans l'assemblée des trente et à la longue, plus d'influence sur la flotte de manière générale.

Une fois qu'ils auraient suffisamment sapé l'autorité de l'amirale pour augmenter leur propre pouvoir, ils pourraient proposer toutes sortes d'améliorations législatives visant à donner plus d'autonomie aux vaisseaux, plus d'autorité à leurs capitaine. Il ne voyait pas qui dans l'assemblée s'opposerait à l'opportunité d'avoir plus d'indépendance s'il voyait que l'amirale n'était pas à la hauteur. Et si elle utilisait alors son pouvoir pour refuser, elle passerait pour un tyran et se mettrait définitivement à dos l'assemblée.