Drake n'appréciait plus autant la salle de sport. La douleur n'était pas tant le problème, mais la crainte sous-jacente de perdre ce à quoi il tenait le plus et ce qui faisait de lui un homme un minimum utile... Cela le prenait aux tripes. Il se retint d'étouffer un soupir, ébahi par son propre manque de courage. Jamais il n'aurait imaginé devoir se battre contre ses propres chimères... On ne leur apprenait pas ça à l'école militaire et il avait eu la stupide idée de croire qu'intensifier ses efforts physiques réglerait tout ses problèmes. Habillé simplement avec un jogging et un débardeur gris, le sergent sortait des vestiaires l'air fatigué, en prévoyant de manger rapidement avant de retourner au stade. Il ralentit cependant avant de cligner des yeux. Là, à quelques mètres de lui. La docteur qu'il n'avait jamais écouté (pour quoi faire ?), mais qui, s'il se rappelait bien, lui avait expressément demandé de ne pas remettre les pieds ici, pas tous les jours comme il le faisait. Ils ne s'étaient plus revus depuis qu'elle avait changé de fonction et à priori, il se fichait bien de son avis. Mais il ne put s'empêcher de se sentir légèrement mal à l'aise de savoir qu'elle allait savoir qu'il avait désobéi. Voilà une déformation professionnelle ajoutée à un cerveau qui gambergeait beaucoup trop, mauvais mélange...

Comme un enfant prit en flagrant déli, il grinça des dents et analysa la situation. Il avait envie de tous sauf de parler à cette femme. Avec un peu de chance, elle venait tout juste d'arriver et ne l'avait pas vu s'entraîner dans la salle. Le sergent opta pour un virage tactique, un frôlement de mur le plus naturel possible et un regard perdu dans le vide, rivé droit devant lui, afin de dépasser l'air de rien le point critique que constituait Evelyn Olsen.

Le légionnaire ignora placidement la remarque d’Evelyn. Il était assez déçu de la voir initier ainsi une conversation qu’il aurait préféré réussir à éviter, bien que cela ne l’étonna pas de la part de l’ancienne médecin. Dans l’impasse, il se tourna à moitié vers son interlocutrice, articulant à contre-coeur un “Bonjour.” Au moins n’avait-il pas oublié toute sa politesse… Il médita quelques instants les reproches qu’elle lui adressait. Une partie de lui voulait baisser les yeux au sol et se recroqueviller dans un coin pour grogner et bouder tout en se plaignant d’avoir sur le dos une espèce de vieille sorcière qui ferait mieux de s’occuper de ses propres affaires… Seulement, on lui avait appris à ne plus être un gosse et assumer ses conneries. Il sourit légèrement tout en la fixant du regard, reconnaissant malgré tout que son soucis de professionnalisme -car c’était bien pour cela qu’elle lui adressait la parole, il ne voyait pas d’autres possibilités- était admirable. Son honnêteté lui plaisait, même s’il était bien loin de lui rendre la pareille. Il se retint fortement de ne pas fuir lâchement et ajouter un nouveau mensonge à la longue liste en guise de réponse, et opta, après un ultime effort psychologique, pour une réplique un peu plus sincère. “Je vous entend bien, mais je suis plutôt incapable de rester sur ma couchette immobile, à me morfondre sur les inconvénients qui envahissent ma vie, jusqu’à ce que tout mon temps libre se soit écoulé.” Il ne mentait pas en disant qu’il ne s’en sentait pas capable, car au début des diagnostics, il avait bien essayé de suivre tout ces conseils, sans succès.

Le sergent pointa du doigt le couloir qui menait à la salle. “Vous venez ici pour vous détendre et entretenir votre santé, vous voyez, félicitation pour votre carrière au passage. Je viens ici parce-que je n’ai jamais trouvé autre chose à faire pendant toutes les heures où je ne travaille pas. Je ne sais même pas si l’on peut encore appeler cela une habitude.” Et malgré ce constat, il ne voyait toujours pas où était le problème… “Je ne dis pas ça pour me justifier, il est peut-être vrai que… Hum.” Il fit une pause, particulièrement blasé par la tournure que prenait ses mots. Voilà ce qu’il récoltait en essayant de mener une conversation ! “Que j’ai fait tout l’inverse de ce que vous avez demandé.” Sa vie n’avait de saveur que dans la satisfaction qu’il tirait de son travail, il ne pouvait pas se permettre de perdre cela. L’idée même de se ménager était difficilement concevable dans son esprit, tout comme l’était l’idée de ne plus avoir la santé nécessaire à son poste actuel. Le serpent se mordait la queue, encore et encore. “Vous avez plus d’imagination que moi certainement, dîtes-moi donc ce qui pourrait remplacer la salle de sport.” De son côté, il n’en avait pas la moindre idée.

Suivant l'exemple de son interlocutrice, le légionnaire déposa son sac de sport à ses pieds et s'assit sur le rebord blanc qui bordait les murs menant aux vestiaires. La discussion s'éternisait plus qu'il ne l'aurait imaginé -et bien plus qu'il ne l'aurait voulu... Ses mains vinrent se croiser entre ses jambes en se disant qu'Evelyn lui rappelait actuellement son ancienne maîtresse d'école, ou du moins le souvenir flou qu'il en avait : celui d'une grande asperge froide et droite. Bien heureusement, aucune trace d'amusement ne réussit à bouger les traits morts de son visage... Le moment était plutôt mal choisi pour se moquer. "Hum." Il acquiesça vaguement, comprenant là où elle voulait en venir. L'envie de lui rire au nez était présente mais comme elle essayait de l'aider sans raison valable, il se retint de faire des remarques idiotes. Quelque part, il lui était reconnaissant de prendre le temps de lui remuer le cerveau.

"Le yoga ? Non, jamais. Sans vouloir vous offenser, je crois que j'ai une vision très déformée de cette discipline. Voyez-vous, avec les extracteurs nous ne passons pas la journée à cloche-pied les bras en l'air pour des salutations à Qiang."

Son honnêteté allait l'étouffer, pourtant Drake ne se voyait pas répondre autre chose que le fin fond brut de sa pensée. "Par ailleurs, vous devriez arrêter de vous occuper de mon cas. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, je suis pire qu'un gamin quand il s'agit de ma santé." Oh, il était immature pour tout un paquet d'autres choses aussi... Mais ce n'était pas le moment de l'avouer. "Vous en faîtes vous, du yoga ?" Drake n'était même pas certain de savoir à quoi cela ressemblait. Dans le cocon de sa petite routine, il regardait rarement ce qu'il se passait ailleurs et sa curiosité était bien souvent dans les négatifs. S'il réfléchissait avec logique, il y avait de grandes chances que l'ancienne docteure connaissant le corps humain bien mieux que lui-même, c'était idiot de ne pas l'écouter. "Je veux bien essayer, mais je vous promets que si je vois un impact négatif sur ma forme au travail, j'irai me dépenser ailleurs..." Un impact sur la tête de ses légionnaires lorsqu'ils apprendront que leur sergent fait du yoga, ça, il y aura un beau.

Le sergent se pinça les lèvres, esquissant une grimace. "Oui, oui. Je faisais de l'humour, ça va, j'ai compris." Que seul lui pouvait comprendre, de toute évidence. Eh bien, ça promet, pensa-t-il en soutenant du mieux qu'il pouvait le regard assassin qui le transperçait. Devait-il aussi lui avouer qu'il avait réduit ses visites médicales au strict minimum depuis quelques temps ? Non, certainement pas. Restant de marbre, le sergent laissa tourner dans sa tête ce qu'Evelyn lui proposait. Il jeta un coup d’œil sur son terminal, essayant de dissimuler son air dubitatif. "Merci... Je verrai. Je n'ai pas beaucoup de temps..." mentit-il, se donnant une nouvelle excuse de plus. Son puis de mauvaise foi n'avait pas de fond.

"Hum." Levant les yeux au ciel après sa dernière remarque, il profita de l'occasion inespérée de mettre fin à cette détestable conversation. "Bonne journée." plaça-t-il rapidement, non sans soulagement. Il allait changer de salle de sport... Autant de fois que nécessaire pour ne plus tomber sur cette femme. Le sergent s'empara de son sac et disparut bien vite par la porte du gymnase. Au final, il se sentait encore plus stressé qu'avant de venir se dépenser ici... Frustré aussi, quelque part, car il savait qu'Evelyn avait raison.

Ruminant ses pensées, le légionnaire n'eut pas de meilleure idée que de rentrer droit dans sa cabine et de s'y enfermer pendant le reste de sa journée. Il ne fit qu'une seule sortie à dix-huit heures précises en direction de la cantine pour récupérer son repas. Rester les bras ballants le tuait à petit feu, si bien qu'il finit par regagner son lieu de travail pour rejoindre une équipe de nuit.

Le lendemain ne fût pas un jour de repos, mais malgré sa mauvaise foi, Drake avait quand même enregistré l'adresse dans son bloc note.