Ils n'avaient jamais roulé sur l'or et l'Australe, aussi bruyante et bordélique fut-elle, leur épargna quelques fins de mois difficiles. A l'époque où ils étaient trois, bien entendu. Aujourd'hui, Sid était probablement la seule à se rendre à l'Australe et à y tenir un stand, qui plus est. Ce n'était pas le genre d'activité que son père affectionnait. Trop de monde, trop de futilités, comme il disait si bien. A l'époque où il crachait plus de deux mots à sa fille, évidemment. La brune avait préparé son stand assez tôt : les plus malins venaient dès les premières heures de la matinée, prêts à en découdre afin de repartir avec les prix les plus bas et les breloques en meilleur état. Néanmoins, les gens venaient dans un bon esprit. Personne n'était là pour arnaquer l'autre. Sauf Sid, qui n'avait aucun scrupule à négocier jusqu'à ce que l'on veuille se débarrasser d'elle à tout prix. Sa mère ne lui avait pas appris grand chose, ça c'était sûr, mais par contre, elle lui avait bien légué l'art de s'emparer de beaucoup de choses pour peu d'efforts. Pire que tout, celle-ci était douée pour acheter puis revendre à des prix trois fois plus élevés à l'Australe du mois suivant.  Parfois, elle se demandait même si sa mère n'avait pas négocié sa propre conception avec son indélicat paternel. Mais ça, c'était une autre histoire. Sa mère lui manquait beaucoup, surtout lors des jours comme ceux-ci, où son souvenir se faisait vivace dans chaque odeur, chaque bruit et chaque visage à la peau tannée.

Alors, Sid arrangeait son stand. Cela l’apaisait un petit peu. Les bijoux, les tricots et autres bricoles qu'elle cousait lors de son temps libre partaient facilement. Cela faisait quelques mois qu'elle n'était pas venue, alors on lui demandait des nouvelles, échangeait des ragots, comme le font des vieux brocanteurs ennemis. Ceci étant dit, bien que Rajky eut des informations toujours intéressantes, elle ne l'appréciait pas. Il était véreux et comme elle, était dur en affaires. On supporte toujours mal nos pires défauts quand ils sont saillants chez les autres. Aucune chance que je te donne ce collier pour que tu jettes un œil à mes micros, Raj. J'peux l'faire moi-même. Cela prendra juste un peu plus de temps. Alors qu'une merveille pareille... T'en trouveras pas d'autres ici. Un mensonge, bien évidemment. C'était une merde qu'elle avait échangée il y a presque six mois de cela. Et hors de question que je trafique ton chauffage, Lazar ! Sid agita la main pour qu'il baisse d'un ton. Ce serait juste la salle de bain ! Et cette pierre là... Elle vient du Sahel.  C'est tellement loin que tu sais même pas où c'est. Encore une allégation frauduleuse dont elle s'était faite spécialiste au cours des années. Mais le vernis brillant qu'elle avait appliqué sur la pierre lui donnait l'air d'un bijou royal. Ce fut sûrement ce qui fit craquer le pauvre Raj. A samedi ! s’exclama t-elle triomphante.

Son ravissement ne fit que s'accroître lorsqu'elle aperçut le trio qui se rendait vers elle. Certes, elle était heureuse de voir Seo, Aileas - dont le visage semblait étrangement figé, peut-être qu'elle avait remarqué que Sid lui avait piqué sa crème, juste pour essayer - et une blonde que Sid avait surveillé du coin de l’œil depuis quelques jours. La nouvelle amie de son père. Sid avait bien vu qu'elle était enceinte jusqu'aux yeux. Quelle chance, d'arriver sur la flotte au moment de perdre les eaux. Le hasard faisait décidément bien les choses. Aileas ! Seo ! appela t-elle comme une forcenée. Il fallait bien, car la moindre discussion était étouffée par le vacarme ambiant. Comprenant vite que les deux ne l'entendaient pas, elle abandonna son stand et rejoignit le petit groupe. Elle arriva juste au moment où Seo, complètement délurée, s'extasiait sur un enfant que Sid trouva aussitôt très laid. Elle n'aimait pas les enfants. Calme toi, Seo, tu vas faire peur à la petite ! Cette dernière était en train de mimer son petit tour de charme, sous l’œil de déconfit de Sid et d'Aileas. Sid finit par reporter son attention sur la blonde. Elle voulait en savoir plus. Alors, elle aussi, décida de mettre son plus beau masque. Je vois que vous en avez un autre en route ! Il sera sûrement aussi mignon que sa sœur ! Elle plaça les mains sur ses hanches. Si vous cherchez un vêtement pour le bébé, je peux peut-être vous aider. Ce n'est pas ce que je couds d'habitude, mais je peux vous en faire un. Le premier est gratuit ! acheva t-elle avec un clin d’œil absolument charmant. Rien n'est jamais gratuit, la biche.

Sid regardait la famille d'un air curieux à peine dissimulé : elle avait l'impression que les parents étaient sortis du même moule. Même chevelure d'or, même teint diaphane, comme étrangers aux brûlures vénériennes du soleil, mêmes iris clairs et perçants. Quant à leur petite, ses joues étaient rebondies et gonflées par un sourire édenté. Mais une différence de gabarit démentait facilement la prétendue gémellité qu'une langue de vipère aurait pu leur inventer. Le père était bourru comme un taureau d'élevage : des muscles secs rompus à l'effort et des veines prêtes à imploser ; la mère semblait avoir été étirée en longueur lors de l'adolescence. Charmant couple.

Et très amoureux, visiblement.

Le blond était en train de perdre ses lippes dans la nuque de sa femme et elle dût retenir une grimace : elle n'appréciait pas les démonstrations affectives publiques trop... baveuses, quelque soit leur nature. Visiblement, elle avait raté une vacherie, car le visage de la femme sembla se relâcher instantanément, comme rassurée. Elle avait l'air plus austère que son compagnon qui badinait allégrement comme s'il lui fallait prononcer le maximum de mots en une minute. La fameuse tchatche byblienne, sans doute ? Alors que le père aux paroles tendres vantait les mérites de sa petite fille, Sid rencontra son regard vibrant de curiosité ; même en train de gazouiller à cause des taquineries de son père, l'enfant semblait attirée par le capharnaüm étouffant de bruits, de chaleurs et de lumières qu'offrait l'Australe. La brune se pencha un peu plus vers la gamine, qui lui adressa de nouveau un grand sourire-lune mutilé ; en réponse, elle lui fit sa plus belle grimace. La petite blonde se fendit d'un rire d'oiseau alors que ses parents ne regardaient pas.

« En tous cas, c'est déjà une grande voyageuse ! Tu as vu plus d'espace que moi ! » renchérit-elle en rebondissant sur les paroles de Seo. Malgré tout, elle était charmée par la petite poupée diaphane et aux yeux remplis d’interrogations.

Elle échangea un regard narquois avec Aileas, qui, comme à son habitude, se faisait femme de peu de mots. Hors de question de railler les muscles inexistants de la starlette devant de nouveaux arrivants ; il ne fallait pas que l'on puisse penser que les Stellariens étaient des êtres grossiers, tout de même ! A son image de petite pie agitée, Seo faisait la conversation pour les deux amies, ainsi Sid se contentait de hocher la tête d'un air intéressé. Néanmoins, elle ne put s'empêcher d'ajouter son petit grain de sel en découvrant la colonie d'origine du couple.

«  C'est marrant ça ; mon père aussi était de Lupine. Il y est resté jusqu'à la toute fin. » commenta t-elle, le regard lourd, comme nostalgique de quelque chose qu'elle n'avait pas connu et dont son père lui parlait si peu.

Pas pour rien qu'il n'aimait pas les Terriens, son paternel. C'était un déraciné.

« Je suis certaine que vous vous plairez ici. La plupart des gens risquent d'être très curieux, un peu comme nous, c'est tout ! » ajouta t-elle aux promesses de bonheur de Seo. Les Stellariens étaient des commères comme les autres.

Elle secoua la tête de gauche à droite, très légèrement, en entendant Aileas vanter ses soi-disant talents de couturière. La fille Lazar ne se considérait pas comme spécialement talentueuse, elle savait juste faire les choses, ce qui était totalement différent. Elle préférait le terme « maîtrise », mais inutile de tergiverser. Ils étaient déjà en route pour son stand, veillé par sa voisine de marché, une vieille Kellari au visage parcheminé et ravagé par la griffure du sable et la misère. Quelques badauds se pressaient autour de l'échoppe. Leurs doigts avides rampaient dans ses ouvrages, sans doute à la recherche de la perle rare. Avant de les saluer, Sid confia à Urania, un peu anxieuse :

«  Elles exagèrent. Ne vous attendez pas à du grand art. » pouffa t-elle, toujours amusée à l'idée que l'on puisse s'extasier devant ses créations, même si elle en portait quelques unes. Fallait bien faire sa pub !

Se glissant tant bien que de mal derrière le stand – elle n'était pas toute fine – elle posa les mains à plats sur la table, comme si elle voulait s'accaparer tout l'espace et sortit une boîte translucide qu'elle fit coulisser vers les jeunes parents. Concentrée, elle fouilla à l'intérieur, avant de sourire, ravie de ce qu'elle avait trouvé. C'était une jolie salopette kaki en lin très léger, tissu que l'on ne pouvait se procurer au prix fort qu'auprès des commissionnaires faisant le voyage jusqu'à Keller. Sid ne s'était pas contentée de respecter son patron : elle y avait cousu deux gros boutons couleur bistre et avait brodé une fine ribambelle de fleurs dans les tons rosés sur les côtés des jambes. Cela irait probablement à merveille à la fillette, mais ce n'était pas à elle d'en juger.

«  Ça, c'est très mignon ! Depuis qu'on commerce bien plus avec les Kellaris, on peut avoir accès à des fabriques de qualité. J'vous dis pas, avant, les tissus avaient tellement traîné qu'il fallait les laver dix fois pour pouvoir les travailler. Ce qui explique également la tristesse de la plupart des tenues que vous aurez la malchance de devoir regarder. » annonça t-elle, très sérieuse. « Mais revenons à cette salopette. Au niveau des hanches, c'est assez extensible, comme ça, elle pourra se déplacer facilement, éviter les frottements, tout ça. Mais n'hésitez pas à fouiller dans la boîte. » poursuivit-elle en ponctuant sa proposition avec un clin d’œil complice.

Les joues rosies par toute cette attention sur elle, elle adressa au loin un signe de la main à Rajky, qui lui répondit par un doigt d'honneur bien senti. Sid manqua de ricaner. Il avait probablement compris que Sid l'avait roulé dans la farine et ne viendrait jamais réparer son chauffage. Tant pis.

- « Dis-moi, Seo, tu n'as rien de bizarre à refourguer ? Et toi, Aileas ? » Sid était constamment surprise par les inventions farfelues de la petite chanteuse. Quant à sa colocataire, Sid désespérait de lui faire essayer la jolie robe rouge qu'elle avait fini de coudre la nuit dernière. La teinte, d'un rubis carmin, était si intense que Sid avait cru halluciner en voyant le tissu. Commercer avec Keller avait décidément bien des avantages.