L’immensité de l’espace qu’elle devinait à travers les carreaux épais des vitres du couloir de l’Argus One restait inchangée quand l’intérieur du vaisseau, lui, avait délaissé ses néons lumineux pour ne laisser filtrer que les rayons rosâtres de l’ambiance nocturne. Les couloirs à cette heure artificiellement tardive étaient déserts, les corps de ses diverses habitants habitués à leur repos quotidien bien à l’abri dans leur cabine, quand, souvent, les quelques recoins qu’elle appréciait du Tiantang étaient eux encore submergés des habitudes nocturnes et bruyantes de ceux qui les perpétraient. Menodora soupirait en  arpentant l’immense vaisseau qui n’étaient pas le sien, auquel elle trouvait des saveurs trop strictes pour pleinement l’apprécier. Intentionnellement perdue dans le dédale labyrinthique du vaisseau centrale depuis le début de soirée, la nuit était maintenant assez avancée pour que le prétexte qui l’ait amené ici – une réunion avec quelques uns des membres du conseil – se soit assez éloignée de son esprit pour qu’elle n’y pense même plus. Elle ne pensait à rien si ce n’était le bruit de ses pas en rythme lent sur le sol immaculé, le bruit sourd de l’extérieur qui ne parvenait pas à pénétrer par delà les hublots et autres baies vitrées espacées des armatures de métal. Au détour d’une intersection, pourtant, elle eut la surprise de s’apercevoir qu’elle n’était pas la seule âme stellarienne à être venue chercher la quiétude nocturne de l’Argus – devant elle, absorbée par l’espace et son terminal, la silhouette ne bougeait pas si ce n’était pour, de temps à autre, coller son front à l’une des vitres épaisses qui laissait apercevoir le ballet des étoiles plus ou moins lointaines. « Je ne suis pas le seul oiseau de nuit à ce que je vois. » Elle s’était approchée avec douceur, comme à son habitude, le sourire des convenances pour ne pas effrayer cette âme dont le visage lui semblait inconnu, ou peut-être était-ce la pénombre calculée de la nuit simulée qui rendait difficile la reconnaissance de ses traits. « A cette heure-ci, les argusiens dorment, en général. » La remarque en sonnerait presque comme un reproche, la capitaine encore en uniforme pas décidée à trancher si cette rencontre perdue dans le temps était quelque chose qu’elle voulait ou si la solitude qui venait de la quitter lui manquait déjà. Elle observait la jeune fille, laissant aller traîner ses pupilles jusque sur le terminal de cette dernière, maintenant curieuse des occupations qu’on pouvait bien avoir à cette heure-ci sur l’extension, sûrement quelque chose d’affreusement personnel. « Qu’est-ce que vous notez sur votre terminal, si ce n’est pas indiscret ? » Si elle avait appris quelque chose des années à seconder son père, à observer les différents dirigeants et autres habitués du pouvoir, c’était qu’on n’en apprenait jamais trop peu sur les préoccupations des stellariens, surtout pas celles qui les tenaient éveillées la nuit.

Le silence à peine brisé par leurs respirations était assez pour indiquer que les deux âmes étaient seules à s’être perdues dans les enchevêtrements impossibles des couloirs de l’Argus, même si, au loin, peut-être même dans la prochaine salle de garde, quelques argusiens étaient sans doute éveillés, de permanence, eux-aussi, occupés à tout sauf à les épier. Pourtant la jeune fille surprise quelques instants plus tôt dans son fil de pensée ne se formalisait pas de ne pas être observée pour laisser son dos se raidir, sa main venir toucher son front et trancher l’atmosphère à la vue de l’uniforme de Menodora, comme si à cette heure-ci les protocoles avaient encore lieu d’être. L’ancienne révoltée, bien que la colonne vertébrale était toujours perpendiculaire au sol, ne se formalisait pas de rendre une quelconque gratification protocolaire, préférant laisser la commissure de ses lèvres se relever pour ne pas paraître trop rude dans sa réponse. « Pas besoin d’autant de formalités ce soir. » Malgré son uniforme sobre à la décoration légère pour signifier son grade, et si elle était venue en tant que capitaine, elle avait laissée ses fonctions en claquant la porte de la réunion et ne les reprendrait qu’en traversant la passerelle menant à son vaisseau. « Le capitaine a plus besoin de son vaisseau que l’inverse. » Particulièrement dans la Flotte, où chaque chose était méticuleusement réglée vers l’optimisation, chaque vaisseau relié à un autre. « Ils peuvent survivre sans moi l’espace de quelques heures, je sais bien que parfois ils ont l’air d’être un peu incivilisés, pourtant ils sont grands et responsable. » Même si le Tiantang était bien moins chaotique que ne pouvait l’être le Colossus 5, l’ancien bateau de croisière avait aussi son lot d’animations, quelques fois – souvent –  dans des éclats de disputes et autres querelles liées à l’argent, l’alcool, parfois même la jalousie, comme si pour pimenter les affres de l’insouciance, une saupoudrée de responsabilité conjugale relevait parfois le spectacle, le rendait plus pétillant et intéressant. Mais les élévations de voix et autres poings lancés dans les mâchoires faisaient partie prenante de la vie du vaisseau, tout comme les petits trafics discrets qu’elle connaissait pourtant, une petite soupape nécessaire à ce que la coque n’implose pas. « J’étais retenue par une réunion avec quelques membres du Conseil. » Le mensonge était à peine perceptible, si ce n’était l’heure tardive à laquelle les réunions n’avaient lieu seulement si elles étaient urgentes, il n’y avait rien pour confondre la Dvzezda dans son entreprise calomnieuse, prête à cacher la vérité sans doute plus parce qu’elle ne savait pas elle-même pourquoi elle avait besoin de ces instants de silence plus que par soucis de ne pas laisser entrapercevoir une capitaine rôdant dans les couloirs à la recherche du rien. « J’avouerais que je me suis un peu perdue sur le chemin du retour. » Un nouveau sourire pour venir donner de la douceur à son argumentaire savamment pensé, son cerveau à toute allure pour une discussion trop anodine qui ne le justifiait pas. Elle préféra changer de sujet plutôt que d’aller à s’enfoncer dans des justifications qu’elle n’avait pas à donner quant à sa présence ici. « Vous devez être pilote pour l’Argus ? » Insidieusement, elle attendait qu’on lui sorte une identité, une unité, un grade, elle qui quelques instants plus tôt voulait faire taire le protocole, mais si son interlocutrice était de permanence, elle n’avait pas d’uniforme pour signifier son appartenance à une quelconque faction militaire, et il n’y avait bien que les pilotes qui ne s’embêtait pas de revêtir leur combinaison contraignante pour des missions pour lesquelles on ne les appellerait peut-être pas.