Ça pue. Survivre dans l'espace n'était pas une chose aisée. Pendant des millénaires, l'humanité était restée fascinée, captivée par le ciel qui surplombait la terre. Bien avant de pouvoir en comprendre ou même en imaginer l'immensité, les humains avaient décidé d'y installer la demeure de leurs dieux. Certains peuples conjecturaient alors que la grandeur et la hauteur devaient sans doute être liées, il paraissait donc logique que les êtres les plus importants, les entités les plus terribles et les plus justes trouvent résidence au dessus des nuages. Plus tard, la science vint briser ces belles images de divinités parfaites à imparfaites, écartant le voile du mysticisme et dévoilant qu'il n'y avait rien de plus à trouver dans le ciel qu'une immensité vide, stérile, inhospitalière, pourtant parsemée d'objets célestes dont les dimensions auraient sans doute fait tourner la tête au plus savant des anciens hommes.

Alors, des siècles durant, l'humanité se mit en tête d'étudier ce qui n'était pas la terre, de s'ouvrir à l'espace, de chercher sans relâche la découverte qui pourrait être assenée à une communauté toute neuve et toujours sceptique. Les hommes connurent plus intimement les étoiles qu'ils se contentaient de contempler quelques siècles plus tôt. Leur soif de savoir, leur envie de comprendre le monde qui les entourait les mena à construire des machines toujours plus impressionnantes, toujours plus performantes pour pouvoir se rendre dans ce domaine qui semblait toujours hors de leur portée, malgré toutes leurs nouvelles connaissances. D'énormes engins d'aciers furent envoyés en orbite, bien vite suivis d'êtres vivants, avant que finalement les humains ne s'envoient eux-même dans l'espace.

Il leur faudra encore patienter des décennies avant que la technologie ne soit suffisante pour pouvoir poser le pied sur autre chose que la lune, et plus de temps et de progrès encore pour réussir à enfin étreindre l'envie d'appropriation qu'ils ne manquèrent pas de ressentir à l'endroit de ces autres planètes, finalement accessibles. Autant de rêves, autant de projets, autant d'exploits jetés aux ordures par le Triumvirat lorsqu'ils avaient décidé de prendre le contrôle de la terre pour empêcher les hommes de se perdre hors de leur planète d'origine.

Les progrès technologiques et logistiques avaient alors pris un tournant différent, le but étant de rendre des vaisseaux spatiaux habitables sur le long terme par tous ceux qui ne voulaient pas se retrouver coincé par la politique rétrograde du nouveau gouvernement en place. Six vaisseaux furent entièrement réaménagés, une plâtrée d'améliorations furent pensées, ajoutées, modifiées en fonction des besoins de ceux qui se désignaient désormais comme les stellariens, les habitants des étoiles, les locataires de la flotte. Ils en étaient arrivés à un point où la station nouvellement formée par ces vaisseaux était devenue l'objet technologique le plus avancé jamais conçu par l'homme ! Pourtant, une chose n'avait visiblement pas changé, que l'on remonte à ces époques arriérées vénérant les divinités ou que l'on avance jusqu'à leurs jours, comme un astéroïde échappant aux filets des abeilles, comme une avancée que personne n'avait jamais pris la peine de faire. Peu importe l'époque, peu importe l'endroit, peu importe la civilisation : une décharge, ça pue.

C'était l'une des seules choses à laquelle Khan pouvait penser pour le moment, au milieu du bruit assourdissant que produisaient les broyeuses et autres appareils destinés à trier, déplacer, transformer les déchets des stellariens en autre chose. Ici, rien ne se perdait. Ou en tout cas, pas si l'on pouvait l'éviter. Le regard bleu du vice-capitaine se promenait entre les machines alors que toutes son énergie était dépensée à ne pas plisser le nez face à l'odeur désagréable qui se dégageait de l'endroit. Dans une vie antérieure, Aldor avait vécu dans une crasse qui n'avait rien à envier à l'uniforme le plus sale d'un éboueur qui se serait roulé dans les déchets, mais en quinze ans de confort relatif, ce genre d'agression olfactive s'oubliait facilement.

Il toussa et croisa les bras, suivant l'un des employés qui travaillait ici et qui devait le mener jusqu'à l'une des machines de recyclage. L'objet officiel de la présence de Khan dans un tel endroit n'était autre que les inquiétudes de la déléguée Hartmann, avec qui il avait récemment engagé un bras de fer peu fructueux dans son bureau. Cette entrevue s'était terminée sur une quasi-menace de la part de la diablesse, aussi Khan n'avait eu d'autre choix que de montrer un peu plus son implication, plutôt que de travailler effectivement à résoudre les problèmes, puisque visiblement, ça ne suffisait pas.

Cependant, si ledit bras de fer n'avait pas été fructueux, l'entrevue en elle-même n'avait pas été une totale perte de temps. De cet échange lui était venue la solution à un problème qu'il était plus que temps de résoudre. Voilà trois ans qu'il était vice-capitaine. Il était donc plus que temps de s'accorder une promotion. Il avait fait ses preuves, convaincu les personnes qu'il fallait, joué les modestes devant les compliments et désormais il ne lui manquait plus qu'une place de libre pour qu'on l'installe dans la chaise de capitaine. Une place qui allait se libérer très prochainement, notamment grâce à l'aide d'Exvind, simple éboueur d'apparence, mais dissimulant un génie aux talents efficaces que Khan avait réussi à découvrir. Un génie qui était d'ailleurs la raison officieuse de sa présence ici.

-Merci, je me débrouillerai à partir de maintenant, finit-il par dire d'une voix forte à l'employé qui l'accompagnait, le libérant de la lourde tâche qui consistait à l'accompagner.

La routine à présent. Il s'en alla questionner quelques employés sous le vacarme des machines, posant des questions sur le bon fonctionnement des appareils, sur la qualité de ce qui en sortait, sur la fréquence des contrôles et des remises à nouveau, toute une liste de questions qu'il était obligé de poser pour se faire son avis, mais plus pour s'exhiber en train de faire son travail qu'autre chose. Il avait mieux à faire. Son sondage le mena fortuitement jusqu'à l'homme esseulé qu'il était véritablement venu rencontrer, qu'il salua comme tous les autres, avec un sourire de façade et un air qu'il espérait pas trop dégoûté sur le visage.

-Exvind. J'espère que vous avez du temps à m'accorder, je vais à nouveau avoir besoin de vos talents particuliers. Une affaire délicate, j'en ai peur.

Si l'endroit était particulièrement désagréable, au moins les deux hommes pouvaient être sûrs de ne pas se trouver à portée d'oreilles indiscrètes. Leur conversation était couverte par l'activité des machines et de loin ils n'avaient l'air que d'un vice-capitaine posant des questions banales à un éboueur de service.

-Seriez-vous capable de falsifier une conversation entre le capitaine du colossus cinq et moi-même ?

Khan n'avait pas vraiment de temps à perdre en palabre. Ça n'était pas la première fois qu'il demandait à Exvind de lui rendre l'un ou l'autre service, même s'il passait généralement par des intermédiaires. Aujourd'hui cependant, l'action était trop importante pour qu'il se permette la catastrophe d'une erreur de transmission de message. Moins il y avait de gens impliqués, mieux ils se porteraient tous.

L'éboueur avait sursauté en entendant son prénom, puis s'était retourné avec l'air d'une bête sauvage acculée. Khan nota la présence du tournevis dans sa main, mais se contenta de lui adresser un sourire qui se voulait apaisant. Il n'aurait pas à s'en servir conter lui aujourd'hui. Qu'il le fasse et tout le personnel de la déchetterie lui tomberait dessus, de toute façon. Sans plus attendre, Khan lui exposa donc sa demande, comme si tout était normal, jetant un coup d’œil aux alentours comme s'il s'intéressait uniquement aux appareils que Exvind contrôlait. De loin, on pouvait avoir l'impression que Khan faisait réellement son travail et avec plaisir en plus. En vérité, il n'aurait sans doute jamais mis les pieds ici si son contact n'y travaillait pas. Au moins il gagnait encore un peu plus de popularité auprès des travailleurs.

Dérangé, le vice-capitaine se retint in extremis de glisser un doigt dans son col pour mieux respirer, ayant toujours le cou coincé dans sa foutu veste d'uniforme. À la place, il se passa une main sur les joues, trop lisses depuis qu'il s'était rasé, écoutant la réponse d'Exvind. En théorie. Il allait avoir besoin d'un peu plus que de la simple théorie. Il se mettait en danger avec cette histoire. Il mettait aussi Exvind en danger, mais c'était là une chose dont il ne se serait pas soucié si son sort n'était pas inextricablement lié au sien dans cette affaire.

-Seulement éditer le contenu, précisa-t-il à sa demande. Principalement le sien.

Khan n'y connaissait pas grand chose en informatique. Les machines étaient bien plus de son ressort. Aussi, lorsque l'éboueur lui déclara avoir besoin de leur deux terminaux, il le cru sur parole. Ce nouvel obstacle le laissait légèrement pensif, regardant Exvind contrôler sa machine sans le voir alors qu'il réfléchissait à la meilleure façon de régler le problème. Il avait bien entendu envisagé que son plan mènerait à ce type de situation, et la délicatesse de la résolution serait de réussir à lui subtiliser son terminal pendant suffisamment de temps pour faire les modifications nécessaires, le tout sans qu'il ne se rende compte que ledit terminal avait disparu. Une tâche compliquée donc, dont il se passerait bien s'il y avait une solution plus pratique.

Fronçant les sourcils, il fit quelques pas nonchalant pour se placer à côté d'Exvind et désigna la machine du pouce comme s'il allait lui poser une question à son sujet. À la place il l'interrogea sur le type de système que la messagerie des terminaux utilisait.

-Les messages ne sont pas centralisés dans une sorte de bibliothèque virtuelle ? Demanda-t-il à la place. Ce que je veux dire, c'est que si on en modifie le contenu quelque part, ce contenu ne sera pas automatiquement remplacé sur tous les autres surfaces où il apparaît ?

Si Charlie centralisait toutes les conversations dans ses circuits, à la façon dont Starchat enregistrait les publications, changer le contenu uniquement à un endroit le ferait changer partout. Menton dans la main, il réfléchissait. Encore une fois, il n'y connaissait rien, se contentait de lancer des suggestions sur le sujet, voir si l'idée permettrait à son vis-à-vis de trouver une solution brillante, moins contraignante que de devoir voler ou emprunter le terminal du capitaine.

Posant ses mains sur ses hanches, il se déplaça une nouvelle fois. Difficile de réfléchir convenablement quand au moins trois de ses sens étaient continuellement agressés par son environnement. Le tapage de l'endroit aurait de quoi donner la migraine à n'importe qui, personne ne lui avait dit d'emporter de quoi se protéger les oreilles en venant ici. Les odeurs agressaient non seulement ses narines, mais étaient si forte qu'elles semblaient lui descendre dans la gorge, lui donnant l'impression constante d'être en train de mâcher une pelleté de déchets. L'énergie dépensée à se retenir de grimacer était affolante. Peut-être que finalement, se laisser étrangler par sa veste restait une solution envisageable pour oublier un peu cette odeur.

-Et nous sommes bien d'accord que toute cette opération doit être totalement intraçable, n'est-ce pas ?

Il en allait de leur intérêt à tous les deux. Khan ne pensait pas être loin du compte en s'imaginant jouer sa vie sur cette affaire. La réussite ou la mort, en sorte. Il avait déjà en tête une multitude de solutions pour s'enfuir, depuis le temps qu'il organisait ce genre de magouilles. Cependant, l'idée de devoir tout recommencer une nouvelle fois ailleurs ne l'enthousiasmait en rien.

Khan se garda bien de toucher à quoi que ce soit alors qu’il faisait semblant de s’intéresser à ce que l’éboueur faisait sur sa machine. Tirer des manettes, pousser des boutons, tout ça, Khan en avait eu sa dose. Pas dans une déchetterie puante, mais le système restait le même. Non, l’intérêt se trouvait dans ce que l’employé lui disait et les explications qu’il lui donnait. Les bras croisés, les doigts de sa main droite commencèrent à tapoter rapidement son coude gauche, signe d’une légère contrariété chez le vice capitaine. Modifier les messages devenait hors de question, mieux valait en rajouter directement avec une commande pour qu’ils s'envoient seuls à un temps donné.

Avoir une conversation avec le capitaine n’était pas compliqué en soit, cependant, rajouter des messages signifiait devoir sans doute inventer tout un échange plutôt que simplement avoir à en modifier quelques éléments. Plus de travail donc, mais plus de risques aussi. Il fallait trouver à quel moment un conversation serait logique, pour que l’heure de réception des messages ne corresponde pas à un moment ouvertement suspect. Hors de question de les régler pour qu’ils arrivent la nuit par exemple. Peu probable également que le capitaine sorte son terminal en pleine réunion, ou en tout cas, pas sans que les autres participants remarquent que l'objet était sorti ou pas. Toute cette affaire devait être chronométrée à la seconde près. Il décroisa les bras et se balança une fois d’avant en arrière, posant ses mains sur ses hanches en essayant de prendre un air curieux.

-Et pour ça aussi il vous faudra nos deux terminaux ? Il contourna tranquillement Exvind pour se mettre de l’autre côté de lui. Combien de temps est-ce que ça vous prendrait d’installer ces nouveaux messages ?

Voler le terminal de quelqu’un serait compliqué, ces objets étaient tellement utilisé par les stellariens que son absence serait remarquée dans la minute. Si la manipulation devait durer un moment, il allait falloir trouver un moyen pour que le capitaine ne remarque rien, ou au moins qu’il ne s’inquiète pas de cette disparition. Remplacer son terminal par un leurre le temps que les messages programmés soient installés pouvait être une solution. Simplement s’arranger pour que le terminal plante et qu’il soit envoyé en réparation en était une autre. Ces deux idées impliquaient cependant la participation d’une à plusieurs personnes de plus, ou à des actions plus musclées pour s’assurer du silence de certains. Ça ou de la corruption. Ça et de la corruption, plutôt.

Pourtant, les obstacles qui s’élevaient entre lui et sa promotion ne faisaient que rendre toute cette affaire plus attrayante à ses yeux. Il ne pouvait plus lutter de ses poings contre des adversaires désignés, cependant il n’était pas dit que les combats étaient terminés pour Khan. Les conflits dans lesquels il s’était si longtemps épanoui avaient changé de forme, mais la satisfaction qu’il retirait d’une telle activité allait au-delà du simple défoulement. L’idée n’était pas vraiment de gâcher des vies pour le plaisir. L’idée était de ne jamais manquer d’un objectif à atteindre. Khan craignait plus que tout la perspective d’une vie dénuée de sens, de direction à prendre, après avoir passé plus de dix ans à voguer de mission en mission avec son oncle et leur équipe de mercenaires. L’oisiveté à laquelle il s’était retrouvé confronté en arrivant sur la flotte avait laissé un goût amer et désagréable sur le palais de Khan, qui s’était rapidement trouvé deux fils à suivre jusqu'à en user la corde. Le premier était là vengeance. Un douce et agréable vengeance. Le deuxième était de ne laisser rien ni personne l’arrêter dans son ascension au pouvoir.

Or pour le moment, un homme se mettait sur son chemin. Un homme qui allait se faire écarter sans même le voir venir. Khan avait travaillé pendant de longues années pour s'assurer que le capitaine l'apprécie réellement, mais surtout pour que tout le monde puisse se rendre compte de l'apparente bonne entente entre eux. Qui le soupçonnerait réellement de calomnie ? Qui le pourrait, alors que le déchirement de devoir dénoncer son ami et capitaine serait visible à chacune de ses apparitions ?

À chaque question, Exvind semblait se recroqueviller un peu plus sur lui-même, comme si une réponse négative de sa part allait lui attirer les foudres du vice-capitaine. Il était vrai qu'il valait mieux ne pas être un motif de déception pour l'officier de pont, mais pour le moment c'était ce comportement craintif qui commençait à faire naître l'agacement chez Khan, comme un tic désagréable sur lequel il n'avait malheureusement aucun ascendant. Glissant ses pouces dans sa ceinture pour s'empêcher de faire des mouvements trop brusques qui exacerberaient l'attitude timorée de son vis-à-vis, il baissa les yeux vers le sol pour réfléchir à la dernière réponse d'Exvind.

Comme il le pensait, les deux terminaux seraient nécessaires pour la réalisation de son plan, ce qui impliquait des complications en plus. Sa question suivante impliqua la durée pendant laquelle le capitaine devrait se retrouver privé de son terminal. Une durée pendant laquelle Khan et Exvind allaient devoir se débrouiller pour installer discrètement des messages pré-enregistrés dans le terminal, de façon à ce qu'ils s'envoient seuls, à un un temps t qu'ils auraient eux-même déterminé au préalable. Une dizaine de messages, comme il le proposait, serait amplement suffisant pour ce qu'il avait en tête. Il hocha la tête pour signifier que le pré-enregistrement de brouillons était une bonne idée, mais hors de question de les donner à Exvind avant le dernier moment. Il n'avait aucune envie que ces faux messages ne tombent entre de mauvaises mains, il ne lui faisait pas assez confiance pour risquer d'être démasqué.

Une dizaine de messages en une quinzaine de minutes. Quinze minutes, prises au bon moment, était une durée raisonnablement courte. Il suffirait que le terminal disparaisse juste avant une réunion pour que le capitaine soit obligé d'oublier l'idée de retrouver son téléphone le temps qu'il y aille. À la fin de leur magouille, le terminal serait ensuite commodément placé sur le chemin d'un quelconque bougre qui s'empresserait de le rapporter au capitaine. Le nom de Khan resterait en dehors de cette histoire du début à la fin de l'opération et il n'aurait plus qu'à déclencher la phase deux de son intrigue. Un sourire sincèrement joyeux étira alors ses lèvres et il se retint de taper sur l'épaule d'Exvind pour exprimer son contentement, craignant que celui-ci ne panique.

-Je savais que je pouvais compter sur vous, Adkin, déclara-t-il à la place.

Lorsque l'ingénieur déclara devoir bouger, il leva une main pour lui donner la permission d'aller où il le devait, lui emboîtant néanmoins le pas en détaillant du regard les différentes installations qui les entouraient, mais aussi évaluant la distance qui les séparait des autres employés. Il en avait presque fini avec lui, mais il leur restait encore un détail à régler. Khan était sans doute le mieux placé pour savoir que rien n'était gratuit dans ce monde, qu'il s'agisse de service, de crédit ou de menaces, il y avait toujours une contrepartie à donner lorsque ce qui était demandé n'était pas exactement dans les normes. Jusque là, Exvind n'avait pas été trop quémandeur. Lors de leurs dernières associations, il n'avait pas demandé grand chose d'autre qu'une protection de sa part. Aujourd'hui le service demandé était un peu plus délicat et Khan se sentait généreux à son égard.

-Je ne vais pas m'attarder beaucoup plus longtemps, mais d'abord nous devons parler de votre récompense, Adkin. Vous allez me rendre un grand service et j'aimerais pouvoir vous rendre la pareille.

Et qu'on ne vienne pas lui dire que Khan n'était pas un homme généreux avec ses différents employés. Lui laisser le choix de la récompense était assez rare pour être mentionné, mais c'était effectivement l'accomplissement d'un objectif depuis longtemps établi qu'il allait l'aider à atteindre, tout peureux et faible qu'il semblait être. Comme quoi, il en avait suffisamment en lui, finalement.

La mention du mot honneur faillit le faire éclater de rire, tant cette notion semblait inappropriée à la conversation. Ta gueule, Adkin, tu sais bien qu'aucun de nous deux ne touche à ces choses là, eut-il envie de répondre. C'était sans doute ce qu'aurait dit Aldor. C'était ce que Khan dirait s'il ne ressentait pas ce besoin de soigner son image même auprès de ceux avec qui il complotait. Sa nouvelle vie l'avait rendu vaniteux, mais ses principes n'avaient que peu évolués. Il n'y avait rien qui avait trait à l'honneur dans leur association. Seulement une crainte mutuelle de l'autre, maquillée chez l'un, maladive chez l'autre. Khan était bien placé pour savoir qu'Exvind Adkin avait des ennemis, puisque qu'il avait lui-même eu le loisir d'en démolir un et s'efforçait de garder les autres à distance raisonnable de l'homme et de ses enfants. Assez d'ennemis pour ne pas vouloir que la tendance ne s'inverse entre eux, pour ne pas vouloir que le nom Andak rejoigne la liste au sommet des autres. Quant à Khan lui-même, il ne pouvait totalement oublier la crainte que l'éboueur ne le vende à la milice ou la légion, jouant de l'idée qu'il était inatteignable pour ne pas laisser germer la rébellion dans l'esprit d'Adkin.

-Il le sera, c'est tout qui importe, déclara-t-il tranquillement, ne cherchant pas à instiller de menace dans son ton. Pour lui, cette affirmation n'était rien d'autre qu'un fait en devenir.

Khan regarda autour de lui, sortant finalement ses pouces de sa ceinture pour poser ses poings sur ses hanches. Exvind n'avait pas donné son prix, mais Khan s'arrangerait pour lui offrir compensation. Les semaines qui viendraient seraient sans doute les plus tranquilles de son existence. Il retint encore une fois un geste d'une quelconque familiarité avec l'éboueur crasseux, se contentant de sourire dans le vide d'un air satisfait alors que Exvind lui reconfirma qu'il s’attellerait à la tâche, ne demandant rien d'autre que les heures et contenus des messages à installer.

-Vous les aurez en temps et en heure, répliqua-t-il en vrillant une nouvelle fois son regard sur lui. En attendant, détendez vous un peu Adkin, la vie n'est pas si moche.

Il lui tendit la main pour le saluer, attendant patiemment qu'il se décide à la lui serrer, ce qu'il finit par faire en tremblant, mais assez fermement pour étonner le vice-capitaine qui ne lui prêtait pas une force de caractère suffisante pour ça. Il la garda sans doute un peu trop longtemps dans la sienne, ne le lâchant pas des yeux.

-Vous aurez rapidement de mes nouvelles. En attendant, n'oubliez pas votre travail.

Puis il le lâcha et lui tourna le dos pour aller se trouver une autre victime à interroger sur le fonctionnement des machines, du cycle de recyclage et autres sujets techniques qui n'existaient aujourd'hui que pour renforcer l'image de Khan auprès des travailleurs, mais aussi des ingénieurs du Colossus 5 qui constateraient de leurs yeux que leur vice-capitaine était à l'écoute. La hiérarchie était faite de façon à ce que Khan hérite naturellement du poste de capitaine si celui qui l'occupait venait à le quitter, peu importait la manière, mais l'ancien mercenaire ne savait que trop à quel point l'avis du peuple importait lorsqu'il s'agissait de rester en place. Aujourd'hui il avait leur sympathie. Demain il aurait leur soutien.

Il resta en tout et pour tout une heure dans cet enfer puant, au milieu des machines et chaînes de production, se mêlant à ceux qui exerçaient le métier le plus ingrat de la flotte avant de finalement s'en échapper en cachant le sentiment de délivrance que cela lui procurait. Il ne se laissa aller à un soupir de soulagement qu'une fois son vaisseau personnel rejoint, refusant de retourner sur le pont du Colossus avant de s'être débarrassé de cette odeur de crasse qui ne devait pas manquer de le suivre.

-Ce qu'il faut pas faire, putain, marmonna-t-il en guise de conclusion personnelle.