Sale journée. On aurait pu penser que devenir Vice-Capitaine avait plus d'avantages que d'inconvénients, mais ça n’était malheureusement pas le cas. Khan pouvait se vanter de faire du bon travail, il méritait les louanges qu’on lui adressait et le simple fait qu’il ait atteint son poste était en soit autant une preuve de mérite que de talent. Mérite par le travail. Talent pour évincer la compétition. Mérite de s’être élevé vite. Talent d’avoir su forcer la main à quelques personnes pour accélérer le processus. Mérite d’être un sale con. Talent de me jamais s’être fait prendre.

Aujourd’hui cependant, c’était une autre forme de mérite dont il allait avoir besoin pour supporter son rendez-vous principal de l’après midi. Mérite de ne pas simplement jeter cette femme dans le vide ordure. Talent de garder ses nerfs. Un talent qu’il ne possédait malheureusement pas, à la réflexion. Affalé sur la chaise confortable de son bureau, la tête dans la main, il regrettait que son supérieur direct n’ai pas pu s’occuper seul de l'affaire. Il aurait alors été sur le pont du Colossus 5 et personne ne l’aurait emmerdé pendant qu’il faisait son travail. Khan soupira d’ennui à l'avance. Il avait hâte que cette entrevue débute, histoire qu’elle finisse vite. Putain d’idée d'élire des délégués.

On finit par annoncer enfin la venue de Hartmann et Khan se redressa plus dignement avant d'appuyer à contrecœur sur le bouton déclenchant l’ouverture de sa porte coulissante pour la laisser entrer. L’adversaire monta sur le ring, armée de son terminal. Le combat commençait.  Elle attaqua avec un sourire de faussaire et il esquiva en gardant son sérieux, répliquant d’un simple hochement de tête.

-Déléguée Hartmann.

Un point partout, ça s’annonçait serré. Une poignée de main plus tard, il l’invita à prendre place sur la chaise en face de son bureau. Malheureusement, une habile fourberie lui fit perdre momentanément l'avantage.

-Ça allait bien jusqu’à il y a environ dix secondes.

Merde. Elle remportait la manche « politesse ». Il allait devoir faire mieux que ça. Il s’installa confortablement derrière son bureau, déjà blasé de ce qui allait suivre et n'eut pas besoin de beaucoup réfléchir pour deviner la saison pour laquelle elle leur imposait ça à tous les deux. Un accident était survenu il y avait quelques temps, regrettable, causant trois blessés parmi les mécaniciens du vaisseau. Elara Hartmann n’avait pas mis longtemps à s’emparer de l’affaire bien entendu, tel le vautour humaniste qu’elle était. Il aurait pu feindre de ne pas savoir, mais avait l’étrange certitude qu’elle en profiterait pour le taxer de négligence.

-J’imagine que vous êtes venue me parler de l’incident de la semaine dernière ? Rétorqua-t-il d’un ton neutre.

Inutile de faire traîner les choses, qu’elle lui dise ce qu’elle voulait, il la renverrait dans ses vingt deux et basta, fin de l'histoire. En tout cas c’était pour lui la meilleure façon dont pouvait se dérouler cette conversation, la patience n’était pas la mère de ses vertus et il n’avait pas de conseils à recevoir de ceux qui n’étaient pas à sa place.

Khan essaya de ne pas sourire de la déconvenue d'Elara. Il avait beau ne pas avoir réussi à garder une fausse politesse, l'expression désapprobatrice qui passa sur ses traits ne fit que l'amuser. Elle ne croyait tout de même pas qu'il allait se montrer agréable, si ? Il était déjà bien gentil d'avoir accepté de la recevoir et de ne pas s'être inventé une quelconque excuse pour échapper à cette immense plaisanterie que représentait cette entrevue à ses yeux. Foutue bonne femme. Et foutue veste qui l'empêchait de respirer. Vivre dans l'inconfort ne l'aidait certes pas à conserver sa patience dans ce genre de situation.

Il répondit à sa deuxième question en se demandant quel genre de risque il encourrait à la jeter sans ménagement hors de son bureau pour écourter l'entrevue. Sans doute une réprimande officielle de la part du Capitaine, quelques plaintes (encore) du côté du reste des civils de ce vaisseau, mais compensés par une satisfaction qui pesait tout de même bien lourd dans la balance. Encore une fois, elle eut l'air surprise, le combat tournait à son avantage pour le moment. Deviner la raison de sa venue n'avait pas été trop difficile, de nombreux problèmes mineurs sévissaient à bord de ce vaisseau, mais rien d'aussi préjudiciable que cet incident. Après tout, quitte à passer à l'attaque, autant y aller directement avec l'artillerie lourde. Ils n'étaient pas là pour sucrer les fraises.

Sans avoir besoin d'être encouragée, elle se mit à énoncer ce qu'il savait déjà depuis que l'officier machiniste avait fait son rapport. Machines endommagées blabla, ouvriers blessés blabla et plaintes plaintes plaintes. Marko avait lui-même travaillé auprès de ces machines, il connaissait les conditions de vie dangereuses auxquelles ils étaient exposés, mais à l'époque il savait aussi ne pas s'exposer inutilement à la dangerosité de ces machines. Aujourd'hui, il n'avait plus besoin de s'en approcher de trop près, son travail consistant principalement à faire de l'intendance pour s'assurer du confort de vie des habitants du Colossus et à être présent sur le pont pour superviser l'équipage. L'idée était maintenant de trouver un moyen d'affirmer sans avoir l'air d'y toucher que non, trois mécanos envoyés sur le Regina Mercy ne concernait pas le confort de vie du vaisseau et ne relevait pas de ses compétences. En résumé, le combat se transformait désormais en jeu de stratégie. Ça allait être compliqué.

-Oui c'est exact. Nous avons bien reçu ces rapports, confirma-t-il platement. Ils ont été examiné avec attention et nous avons envoyé un dédommagement aux victimes de ce malheureux accident.

On pourra lui reprocher ce qu'il voulait, Khan savait à peu près faire son travail. Perdre son poste pour négligence serait vraiment le pire revers qu'il pourrait se prendre et il travaillait activement à se montrer le plus indispensable possible à force d'efficacité, en plus d'évincer rapidement tout ceux qui commençaient à avoir la mauvaise idée de le remettre en question. Avec Hartmann c'était plus compliqué. Ses relations haut placées en faisait une personne difficilement atteignable et plus ou moins immunisée contre ses propres magouilles. Un coup monté pourrait sans doute lui permettre de s'en débarrasser, mais une enquête très approfondie serait alors menée pour essayer de la disculper. C'était un peu trop risqué à ses yeux.

-Pour ce qui est des mécaniciens qui travaillent toujours dans ces conditions, nous ne pouvons malheureusement pas leur demander de ne plus s'occuper de rien le temps que les machines soient remplacées, j'imagine que même quelqu'un sans expérience dans le domaine doit pouvoir se rendre compte que le vaisseau ne peut fonctionner correctement sans leur participation.

S'ils se contentaient de boucler le secteur le temps que les machines soient remplacées, ils ne feraient que créer plus de problèmes. Ces problèmes s'enchaîneraient alors sans fin jusqu'à ce que tout le vaisseau soit plongé dans le chaos le plus total et ne finisse par partir à la dérive à cause de tout un système mécanique défectueux. Tout ça parce que quelques fragiles se plaignaient des risques du métier. S'ils n'étaient pas contents, ils n'avaient qu'à se reconvertir en nounou, au moins ils seraient à l'abri des blessures et personne ne viendrait le faire chier lui personnellement.

Le ton de la conversation risquait de monter dans les prochaines secondes et Khan était prêt à faire avancer ses prochains pions. Elle n'avait pour le moment fait que donner des informations sans porter de jugement, mais il la connaissait trop bien à présent pour savoir que ça n'allait pas durer. Il faisait donc son possible pour la pousser à s'énerver et quitter ses faux airs de politesse sans entrer dans les insultes trop directes, souhaitant s'épargner un long entretien et la forcer à quitter son bureau pour avoir perdu son calme.

-Bien ! Je suis ravi que cette discussion ait eu lieu, il vous faut autre chose maintenant ? Lâcha-t-il alors en tapant une fois dans ses mains comme si toute la conversation était terminée. Ou bien vous allez me laisser retourner travailler ?

Il n'aurait pas pu être plus clair à part en lui disant de décamper de son bureau. Le ton de sa dernière phrase était sec, tranchant avec celle d'avant, faussement joviale.

Comme il pouvait s'y attendre, Elara ne sembla pas vouloir lâcher l'affaire, préférant rester pour continuer le bras de fer engagé. Elle eut même l'audace de lui rire au nez lorsqu'il lui demanda si elle avait terminé et sans doute se serait-il énervé s'il n'avait pas cherché à provoquer sciemment une telle réaction. Khan la laissa alors exprimer son incrédulité, le regard sombre et la patience s'effritant un peu plus à chacune de ses paroles. Leurs relations avaient été tendues dès le départ, mais ces dernières années, il ne pensait pas s'imaginer quoi que ce soit en disant que ce qui était au départ une simple divergence d'opinion avait tourné à la vendetta personnelle.

Alors elle parle, l'ancienne prof, elle parle. Pourquoi est-ce qu'elle avait quitté son poste d'enseignante d'ailleurs ? Est-ce que ses élèves avaient trouvé un moyen de la faire renvoyer ? Fallait-il qu'il aille leur demander des conseils ? Elle parle et elle critique sa façon à lui de suivre ses propres directives, oubliant sans doute au passage qu'il n'avait malheureusement pas encore tous les droits sur ce vaisseau. Bientôt, songeait-il. Bientôt. Elle parle, mais au moins elle n'évite pas le piège tendu devant elle de rentrer dans son jeu, commençant à utiliser ses propres mots comme s'ils avaient un quelconque pouvoir sur lui. Comme s'il allait équiper ses ennemis d'armes qui pourraient le menacer.

Mais le pire pour lui était sans doute cet idéalisme répugnant, cette image de sainte-nitouche qu'elle conservait, qu'elle cultivait, même. Dans quel monde croyait-elle vivre exactement ? Une comédie musicale ? Pensait-elle qu'ils allaient se mettre à chanter et danser sur une chorégraphie parfaitement improvisée, mais malgré tout juste au millimètre près ? Justice et loi étaient de choses différentes et pouvaient être contournées ou ignorées. Elle venait lui adresser des reproches officiels, mais semblait presque sur le point de larmoyer en évoquant trois blessés qui seraient sans doute sur pied d'ici quelques jours à présent. Les mécaniciens du vaisseau évoluaient dans un environnement dangereux, peu importait si les machines étaient défectueuses ou pas, le risque zéro n'existait pas dans ce métier. Des mains broyées, des membres parfois perdus, une seule faute d'inattention et un drame arrivait, mais il semblait à Khan que cette femme serait capable d'avoir l'audace de lui mettre également ce genre d'accidents sur le dos. Tout ça parce qu'il refusait d'entrer dans son moule préconçu par son étroitesse d'esprit.

Lorsqu'elle eut fini de parler, Khan leva la main et claqua des doigts une fois, regardant autour de lui comme pour chercher si quelque chose avait changé. Il recommença son manège encore une ou deux fois, claquant avec plus d'insistance puis cherchant autour de lui avec un air de plus en plus surpris. Fronçant les sourcils, il s'adressa alors à l'intelligence artificielle.

-Charlie, est-ce que je suis magicien ? Demanda-t-il alors, comme s'il cherchait simplement à vérifier un fait.

-Non Khan, vous êtes le vice-capitaine du vaisseau Colossus 5, lui répondit l'IA.

-Merci Charlie.

Un sourire éclaira alors ses traits et il haussa les épaules, les paumes de ses mains tournées vers le haut.

-Oops ! Il semblerait bien que je sois parfaitement incapable de faire apparaître quoi que ce soit depuis le néant, s'excusa-t-il alors.

Il frappa alors soudainement du poing sur la table, balayant sa plaisanterie fumeuse dans ce geste rageur. À quoi s'attendait-elle en venant ici ? À se rendre compte qu'il disposait d'une cargaison de pièces de rechange dans ses poches qu'il refusait de partager ?

-Ça suffit ! Vous croyez que ça m'amuse de laisser ces gens travailler avec ce genre de risque ? Regardez autour de vous, nous ne sommes pas sur Mars, nous ne sommes pas sur la Lune et nous ne sommes pas non plus sur Terre. Nous sommes dans l'espace, avec pour seules ressources celles que nous glanons nous même au fil de ce voyage sans fin !

Son poing était toujours serré, mais il était resté sur la table. Khan savait qu'il ne devait surtout pas le lever avant qu'il n'ai réussi à le décontracter, ou bien la tentation de l'utiliser pour frapper autre chose que ce bureau serait trop forte pour qu'il soit sûr à cent pour cent de résister.

-Deux choses peuvent rendre les machines défectueuses : le manque d'entretien et la dégradation naturelle des pièces qui la composent. L'entretien est assuré tous les jours par des hommes et des femmes engagés pour cette tâche, je pense que nous pouvons donc tous les deux nous mettre d'accord pour dire que ça n'est pas de leur faute. Se mettre d'accord sur au moins un sujet allait les changer, mais il voyait difficilement comment elle pourrait réfuter ce fait. Maintenant, la dégradation des pièces. J'ai lu ces rapports, madame Hartmann et il se trouve que si les machines sont défectueuses c'est tout simplement parce que certaines pièces sont trop endommagées pour fonctionner correctement.

Elle avait osé sous entendre qu'il était assez stupide pour faire preuve de négligence. Khan avait de grands projets pour lui-même, que quelques ouvrier se blessent ou trouvent la mort sur son vaisseau, il s'en fichait, mais qu'on vienne l'accuser lui qu'il en était responsable par manque d'implication dans son travail, ça il ne pouvait le souffrir.

-J'ai travaillé en tant que mécanicien, je ne sais pas si vous le savez. Je connais les risques du métier et je serais sans doute capable de réparer ces engins aussi efficacement que n'importe lequel de ceux en poste aujourd'hui. Mais il ne s'agit pas ici de coller un bout de chewing gum pour colmater une fissure, nous avons besoin de fabriquer de nouvelles pièces pour régler le problème. Des pièces spécifiques qui nécessitent des matériaux spécifiques.

Est-ce que ça aussi elle allait le lui mettre sur le dos ? Lui reprocher de ne pas avoir enfilé lui-même une combinaison de mineur pour être allé chercher de quoi remplacer les pièces manquantes ?

-Nous ne pouvons pas emprunter ces pièces aux autres vaisseaux, leurs propres machine pouvant tomber en panne aussi sûrement que les nôtres. Effectuer des réparations temporaires ne ferait que rendre le problème plus dangereux encore. Alors en attendant qu'on rapporte à nos ingénieurs les ressources nécessaires au remplacement des pièces manquantes, je ne peux rien faire pour les mécaniciens à part obéir aux protocoles en leur offrant un dédommagement pour leur peine lorsque des accidents arrivent.

Et qu'elle lui foute la paix. Elle critiquait des choses dont elle n'avait visiblement aucune connaissance et venait gâcher son précieux temps avec des accusations vides de poids et de sens.

-Maintenant si vous voulez demander aux mineurs d'aller travailler plus vite, je vous en prie, ne vous gênez pas, je suis sûr qu'ils seront ravi qu'on essaye de leur apprendre comment faire leur travail, eux aussi, lâcha-t-il finalement.