ONE (2218) Larmes salées qui perlent au bord de tes yeux embués, et ton regard coulé dans le sien. Un teint de cire, égayé pourtant par le sourire accroché à ses lippes, le cœur débordant de joie. On vous avait supplié de ne pas y croire - de ne pas vous attacher à cette chose si petite qui grandissait en son sein, se nourrissant de votre amour chaque jour. On vous avait dit que ses chances de procréer étaient si faibles qu'il vous serait impossible d'avoir un enfant, et que si par miracle elle parvenait à féconder, l'enfant mourrait avant d'avoir aperçu la lumière. Pourtant le miracle était là, au creux de ses bras blancs - t'as le cœur submergé d'émotion, tant que les mots tremblant n'échappent à ta bouche. Alors tu te penches seulement pour embrasser ta femme, embrasser ton fils.

TWO (2219) L'air est irrespirable. Lourd. Il y a bien longtemps déjà que l'idée même de rester sur Terre t'est devenue intolérable. Ada voulait attendre, persistait à croire qu'il fallait leur laisser une chance, que tout ne pouvait pas être que noir - en réalité, tu lis la peur transparaître sur son visage, moue déformée creusant ses traits, angoisse sauvage saccageant ses nuits envolées. Elle a bien vu ce qui était advenu de tes parents, qui après avoir été rapatriés de Bethany, ont maintes fois essayé de rejoindre à nouveau le cosmos ; emprisonnés plus que de raison, jusqu'à ce que la folie d'un complot qu'eux seuls semblaient voir n'ait raison d'eux et qu'ils retrouvent leur rêve de liberté qu'en ne mettant fin à leurs jours arrachés, entre les murs lugubres de leur geôle obscure. Parfois elle pleure Ada, masquant ses larmes sous ses doigts squelettiques - alors tu la consoles, lui promets que seules les étoiles peuvent promettre un avenir meilleur à votre fils. Que c'est un risque à prendre pour Jakob. Elle fini par céder, ignorant alors qu'elle vient de sceller, dans un souffle étouffé, votre triste épopée.

THREE (november - 2219) Tu ne te retournes pas. Elle ne t'appelle pas. Pourtant contre ton dos tu sens le poids de son âme, et au loin t'entendrais presque son palpitant se faire déchirer, violence amère tandis que tu te laisses tomber derrière des palettes de marchandise. T'as le cœur qui éclate dans la poitrine, les poumons prêts à te fracasser les côtes - tu presses tes paumes tremblantes contre tes oreilles, tu ne veux pas entendre les cris de l'enfant qu'on arrache aux bras d'une mère démunie, les sanglots à peine ravalés d'une femme trahie. Tu ne veux pas entendre cette voix qui te gueule de faire demi-tour, main vers ce ciel qui t'obsède, ce ciel pour lequel tu es prêt à faire l'ultime sacrifice, cette voix qui te gueule de te rendre, de te mettre à genoux, face offerte au bitume. Mais te relever trahirait les dizaines d'autres fugitifs planqués dans l'ombre du vaisseau, trahirait la mémoire de ceux qui auront donné leur vie pour cette liberté que tu frôles du doigt désormais. Alors tu regardes seulement la porte du cargo se refermer sur ta culpabilité tandis que le Triumvirat s'empare de ton fils adoré, de ta femme bien aimée.

FOUR (june - 2220) L'angoisse se nourri de l'attente et de tes doutes. Peut-être ne t'étais-tu pas imaginé que cela prendrait tant de temps. Car après de longues semaines passées sur Lupine à vivre dans la peur d'être démasqué, attendant ton heure dans l'ombre, jamais n'aurais-tu pensé que le voyage jusqu'à la flotte serait encore d'autant plus long. La moitié de tes économies reversées à un équipage de pirates pour qu'ils te conduisent à destination, la seconde moitié promise s'ils t'amenent à bon port - le deal est simple, et pourtant c'est la boule au ventre que t'embarques sur leur petite navette pour un périple de longue haleine. L'esprit troublé, le cœur en berne, t'en perds le sommeil, l’œil toujours fiché sur tes compagnons de fortune, guettant le coup bas. Et pourtant contre toute attente, sept années que tu traînes désormais ta carcasse abîmée dans les couloirs aseptisés de la flotte tant rêvée.

FIVE (date) Beauté des rouages qui s'entremêlent, symphonie du chaos bruyant des moteurs s'échauffant - passion inculquée par ce père perdu depuis longtemps maintenant, jadis mécanicien spacial, ardeur dévorante qui ne t'aura jamais quitté pourtant. Déjà gamin tu te voyais les mains graisseuses, le front luisant dans l'enfer brûlant des garages - un bouchon gras comme t'appelait tendrement Ada, autrefois. C'est assez naturellement que, à ton arrivée sur la flotte, on t'a dirigé vers les machines du Colossus 5, usine infernale dans l'immensité de l'espace. T'as trouvé cette sorte de réconfort dans le travail, auprès d'autres machinistes qui, comme toi, partageait cet amour de la mécanique, des moteurs. Après de longues années à prouver valeur et ardeur, on t'a finalement proposé de passer de l'autre côté de l'estrade, après une courte formation à l'Académie. Désormais concepteur et ingénieur machine plutôt que simple technicien, le rêve d'un gamin enfin atteint.

SIX T'as le cœur qui se meurt, un vertige qui t'afflige, alors que les prunelles se posent sur le fin lien doré que tu portes à l'annulaire gauche, gravé des mots à jamais. Le métal froid te ronge la peau, pourtant tu rechignes à le retirer, comme ancré en toi, sentence infligée chaque jour, lorsque ton regard tombe une énième fois dessus, pour ne jamais oublier, ne jamais te pardonner.

SEVEN Tu détournes le regard, visse ta rétine au sol, fais mine de ne pas avoir aperçu les deux hommes s'échangeant peu discrètement quelque denrée que tu n'es pas capable d'identifier de là où tu te trouves. Tu fais toujours ça - feindre l'ignorance quant à la question du marché noir. À vrai dire il t'arrive d'en profiter, pour acheter quelques cigarettes ou une dose d'Astre à l'occasion, et tu connais quelques pirates, entre autres ceux qui t'ont permis de rejoindre la flotte - et bien que tu aies largement payé ta dette envers eux, tu te sens toujours redevable, leur faisant profiter de ton silence pour qu'ils puissent laisser prospérer leurs affaires.

EIGHT Les pupilles rivées sur le plafond, et ton esprit qui lutte contre ton corps engourdi. Le sommeil ne vient plus, malgré l'épuisement qui te fige les membres, malgré tes paupières de plomb. Car tu redoutes les rêves trop réels, les souvenirs trop nets, les visages dont tu t'es imprégné de tous les traits, tant que tu pourrais les dessiner à main levée. Alors tu te lèves d'un bond, quittant la minuscule cabine que tu habites sur le Colossus 5, arpentant couloirs et corridors à pleine allure, teint livide et front suant. Parfois tu t'arrêtes sur l'une des passerelles à ciel ouvert, t'allongeant au milieu de la coursive pour mieux contempler les étoiles qui auront provoqué ta chute - mais la plupart du temps tu te traînes jusqu'au Columbiad, te noies dans la foule qui ne désempli jamais, comme une impression de ne jamais être seul. Tu sirotes un verre, grilles une cigarette de contrebande, et attends sans jamais fermer l’œil qu'un autre jour s'annonce, semblable au précédent.

NINE T'as jamais été de nature violente, préférant régler les conflits par les mots, ou à défaut par l'indifférence, plutôt que par les coups. Jamais n'auras-tu frappé quelqu'un, quand bien même il l'aurait mérité. Pourtant t'as souvent les poings qui te démangent, et le trop plein de rancœur à évacuer - alors quand tout menace de déborder, tu t'éclipses, quelle que soit l'heure et l'endroit, pour te rendre dans l'une des salles de sport du TianTang, afin d'y venir frapper les sacs de sable quand bien même tu n'as jamais eu une affection particulière pour la boxe.

TEN Parfois, tu te demandes quelle aurait été ta vie si tu n'étais pas parti. Et ces questions te rongent tellement, qu'il arrive qu'un instant tu te laisses prendre par la folie, désireux de revenir en arrière. Alors tu te mets à courir dans les couloirs du Colossus, à la recherche de ces mêmes gars qui t'ont escorté jusque là - à défaut des les trouver tu te dis un instant, qu'au diable, tu pourrais dérober une navette, qu'après tout tu sais les réparer et qu'il ne doit pas être plus compliquer de les piloter. Que tu ferais tout pour rentrer sur Terre. Mais alors que tu te retrouves sur les quais d'amarrage les idées s'envolent avec ton courage, et que de toute façon, plus personne ne t'attend, en bas.