Inoe Naynd Les lumières déclinaient dangereusement. Bientôt, il ne resterait que les veilleuses pour éclairer les couloirs. Pas que cela l'angoisse, au contraire. Pourtant, ce soir, elle n'avait pas prévu de traîner autant. Après avoir passé la soirée avec ses parents, puis les avoir raccompagnés dans leur cabine, il ne lui restait désormais qu'à rentrer chez elle. Vagabondant entre les cabines et les couloirs à la recherche de quelques grammes de bonheur, l'esprit scrutant les voyages temporels. Un cliquetis régulier presque musical, à défaut de pouvoir profiter des univers reconstitués de ce vaisseau d'exception. Il n'y a qu'elle dans les couloirs abandonnés, la chaleur humaine concentrée dans les cabines aseptisées.
Alors, elle se prend à rêver. Elle se prend à s'évader, à s'imaginer ailleurs. Ses pas lui offrent la mesure, ses cordes vocales prennent le relais. D'abord un fredonnement, quasi timide, des notes aléatoires ne racontant aucune histoire, puis des voyelles fortes, se muant en un chant venu du passé. Le lieu résonnait, ce qui n'était pas l'idéal pour répéter, mais certaines chansons acquièrent de la force sans aucun instrument pour les supporter. Hélios lui donnait des ailes, aussi les mots prenaient un sens ici. Même si elle ne pouvait pas réellement comprendre la portée des paroles de Feeling good.

Elle interrompit son spectacle solitaire à la vue d'un autre passager, ne sachant trop si elle l'avait réveillé ou non. Elle n'eut pas vraiment le temps de se poser des questions que celui-ci était à sa hauteur, et ce qu'il dit la força à s'arrêter net pour l'écouter. Comme si marcher interférait avec le fonctionnement de son cerveau – bien qu'elle crut pendant un long moment avoir à faire à un nouveau type d'intelligence artificielle. Un robot en fuite ?
Merde, elle ne comprenait rien.
Quel diable avait touché ce robot esthétiquement parfait pour lui faire dire des infos hallucinantes sans qu'elle l'ait demandé ? Putain. Peu réussissaient l'exercice fastidieux de lui clouer le bec, à Kara, mais il fallait bien admettre que cette situation incongrue la laissait pantoise, la bouche béante et les sourcils circonflexes. Quand la machine humanoïde finit par arrêter de déblatérer, il s'écoula quelques secondes où le silence envahit les murs, avant qu'un rire nerveux ne secoue les épaules de Kara. Rire nerveux bientôt remplacé par un rire franc, alors qu'elle cherchait encore la caméra cachée, l'ingénieur derrière tout ça.
Waouh. C'est des sacrés putains de chiffres. AB39X8 à toi aussi. Elle était pas conne, pourtant elle n'avait pas compris la moitié du discours tenu. Puis la douche froide. Ce type, c'était pas un robot, pas vrai ? Vous aimez l'Astre, vous, c'est ça ? Certains en abusaient vraiment. Pourtant il y avait une sorte de douce folie dans ses mots, qu'elle ne saurait expliquer. Une graine de génie arrosée avec des éléments radioactifs, pour le moins. Elle loucha sur la sacoche déjà malmenée – qui se trimballait avec ces trucs hérités d'une autre époque ? N'avait-il pas sa tablette, comme tout le monde ? Et donc ? l'encouragea-t-elle finalement. Elle était curieuse de savoir jusqu'où il pouvait étaler sa science, si les confins de l'univers seraient assez grands pour tout accueillir. Peut-être pas. Enfin, elle était prête à entendre d'autres choses si elle pouvait encore le railler. Peut-être qu'il devrait dormir, plutôt que d'agresser des passants innocents. Il ne connaissait pas encore ce dont elle était capable, mais elle savourait déjà la suite des événements.

La suspicion emmêlait les traits de son visage. Était-il sérieux ou bien fou ? Robot ou Intelligence Artificielle ? Rêve ou réalité ? Même si la raison la poussait à croire que tout cela n'était qu'une vaste blague, il fallait bien avouer qu'il ne semblait y avoir personne d'autre dans ces couloirs. Par conséquent, elle devait se forcer à croire que cette discussion était la discussion la plus sérieuse qu'elle avait dû avoir depuis … depuis qu'elle avait fini ses études, sans doute. Ce qui n'était pas peu dire.
Oh, comme c'est dur. De s'empêcher de rire, d'empêcher sa langue venimeuse de piquer, de planter ses crocs dans sa chair fraîche. L'ironie glaçante teinte sa remarque pourtant, et elle qui s'attendait à un signe d'incompréhension se retrouve propulsée dans une nouvelle section de l'encyclopédie astronomique. Les maths appliqués, elle avait oublié ce que cela signifiait, aussi le déchiffrage se révélait pénible. Kara ne parvenait pas à retenir ce qui suivait EV et GH, mais lui avait parfaitement retenu sa suite spontanée de chiffres et de lettres. Elle trouvait cela fascinant. L'acceptation de cette fantaisie au milieu de toutes ces règles, une courbe au milieu de toutes ces lignes désespérément droites. Ce « pourquoi pas » artistique.
Bon. Au moins savait-elle à quoi s'attendre – non pas sur la question au sujet de la raison ou de l'existence de cet être – la prochaine fois qu'elle poserait une question. Mais une autre avait germé dans son esprit, une question juste assez subtile pour qu'il tombe dedans. Si elle savait à quoi correspondait les astres, l'Astre, avec une majuscule et au singulier, désignait la drogue qui se répandait plus que de raison dans le vaisseau. Si les recherches allaient bon train concernant les effets latents d'une telle drogue, peut-être que le personnage en face d'elle était le résultat d'une consommation excessive.
Comme elle s'y était finalement attendue, l'homme déblatéra sur son erreur au lieu de concevoir le double-sens. Un sourire déforma ses lèvres. C'était étrange, mais au fond, ça l'amusait bien. Elle n'avait jamais rencontré un personnage avec de telles couleurs, une telle allure. Le fou scientifique à l'état pur (même si une bonne partie d'entre eux, ces génies du passé, auraient aimé l'Astre à l'état pur). Elle n'avait même pas besoin d'alimenter la conversation que celle-ci venait à elle. Même si elle se gardait bien de rire, même si les soubresauts de ses épaules la trahissait – de même que son incapacité à garder un visage complètement sérieux. Elle poussa le vice, Kara, même si elle commençait à comprendre ce qu'il en était.

Les faits étaient là. Une autre planète était potentiellement colonisable. Elle n'aurait sû dire si ils parlaient de EV ou de GH, mais l'idée lui plaisait. Eh bien, j'aime la façon dont vous parlez. Avez-vous montré ces rapports aux candidats à l'élection ? Je suppose qu'une telle découverte pourrait intéresser Zafy. Cela pourrait l'aider à soutenir ses idées.
Elle regarda les plans qu'il lui montrait. Des cases, des tableaux, des données hors de son champ d'études et de compréhension. Il y avait quelques données familières tout de même, elle connaissait son Mendeleïev. En toute honnêteté … Cela s’apparentait plus à un support d'une bataille navale qu'autre chose pour elle. B4. Elle le regarda, se mordant la langue. Est-ce que c'est touché ou est-ce que c'est coulé ? Elle espérait qu'il ait cette référence là, au moins. Sinon, elle devrait lui apprendre. Pas moyen que ce type ne connaisse pas les bases de ce jeu, autant aléatoire que stratégique. Moins que les échecs, cependant.
Alors, c'est quoi, votre problème ? J'parierai bien sur Asperger. Mais y'a des fous partout. En tant que généticienne, elle ne pouvait que voir sa différence intéressante si elle parvenait à poursuivre des recherches sur un tel code génétique, même si elle prenait un malin plaisir à en profiter. En même temps, elle n'avait pas demandé à se faire interrompre en pleine nuit.

Clairement, Kara ne savait pas sur quel pied danser. Elle voulait fuir, loin de cette folie qui pouvait, elle en était certaine, l'emmener à sa perte, tout en étant captivée par les connaissances et le premier degré obsessif de l'homme. Le dilemme la tiraillait un peu, alors qu'elle forçait sa chance avec lui. Jamais personne n'était resté aussi insensible à tant d'ironie et de foutage de gueule, et cela mériterait presque des recherches scientifiques approfondies. Alors elle menait sa petite expérience en solo, même si les premiers résultats tendaient à démontrer une maladie plutôt rare chez l'homme. D'ailleurs, elle n'avait toujours pas capté son nom, si tant est qu'il l'ait prononcé et se soit présenté. Malheureusement, elle n'avait pas compris tout son charabia indigeste – intéressant, mais trop complexe.
En revanche, tout ce qui concernait Zafy, elle prenait. Si le scientifique fou découvrait des planètes habitables sorties d'on-ne-sait-où, ça lui allait. Elle leva un poing fermé au niveau de son visage, pour montrer son ralliement J'en ai conscience, vous en faites pas. Votez Zafy ! martela-t-elle, convaincue, avant que son attention ne soit trop attirée sur la carte et les données qu'il lui montrait. Des points et des lignes, des rapports aux conséquences immenses, des conjonctions surréalistes pour son pauvre cerveau.

Le testant une nouvelle fois, Kara ne put s'empêcher de jouer avec lui. Les données ne ressemblaient pas à grand-chose, mais la forme lui faisait penser à une partie de bataille navale. Même si le jeu avait gardé ce nom obsolète, de nouvelles versions, plus modernes, avaient vu le jour. L'eau supposée servir de support dans le jeu traditionnel reflétait désormais une dimension galactique où le but était d'attaquer la flotte spatiale ennemie. Non, de la Lune. Pas loin. Mais pas pareil. Pourtant, elle trouvait ça admirable qu'il ait compris la référence. Elle n'était pas sûre, mais il l'avait fait. Nan, ils les ont remplacés par des vaisseaux.
Avant d'aller plus loin, de lui montrer les plaisirs simples, elle se devait d'avoir le cœur net. Posant les deux pieds dans le plat, elle lui demanda sans grandes précautions si sa folie générale avait un sens, ou si celle-ci était juste latente. Se demandant, par la même occasion, si elle perdait son temps ou non. La réponse qui lui parvint était franche, honnête, claire et courte, ce qu'elle pensait inconcevable. Elle acquiesça doucement, pour dire qu'elle comprenait – enfin ! - et qu'elle ne poserait pas plus de questions. J'ai du mal à vous imaginer jeune. Depuis combien de temps vous n'avez pas joué à la bataille navale ? Enfin, aérospatiale ? Sans attendre de réponse supplémentaire, elle chercha le jeu sur son terminal, et l'hologramme ne tarda pas à jaillir de celui-ci. Elle approcha sa tablette de celle de l'étranger, provoquant le terminal de ce dernier à basculer vers le même jeu. Vous avez deux minutes pour planquer votre flotte de cinq vaisseaux dans l'espace. annonça-t-elle en faisant déjà glisser ses vaisseaux sur sa partie de l'univers virtuel, ne lui laissant d'autre choix que de déconnecter de sa réalité pour quelques minutes. Les informations couchées secrètement sur sa tablette, les hologrammes interprétant les attaques données de vive voix, représentant les attaques réussies ou les échecs. Le tout était visuellement très beau, presque onirique. Un bout d'espace en 3D, qui remplissait soudainement le couloir trop vide. Comme s'ils étaient aux premières loges d'une bataille spatiale, criante de vérité. Vous commencez, je crois.