Même la tâche colossale de coloniser une toute nouvelle planète n’arrivait pas à épuiser Damian. Son travail de brasseur lui manquait un peu, et il se demandait s’il ne pourrait pas trouver une façon de créer quelque chose avec ce qu’il avait sous la main, mais l’impossibilité de prédire les résultats l’embêtait. L’idée d’empoisonner accidentellement toute la délégation ne lui faisait pas particulièrement plaisir. Le soir venu, il avait du mal à rester en place, là où les autres en profitaient pour décompresser autour des rations qui avaient été envoyées avec eux dans l’Hypatia. Quant à lui, il se retrouvait désormais confronté à une dure réalité : le bassin de conversation était limité et il était persuadé d’avoir déjà largement entamé la patience de tout le monde. Il n’avait jamais tendance à s’isoler, capable de respirer adéquatement uniquement lorsqu’il était entouré d’autres personnes, mais la sérénité qui régnait dans le camp le faisait sentir peu à sa place. Peu après le repas, il avait quitté les environs du camp, s’éloignant un peu pour rejoindre les abords du marais. Le derrière posé dans l’herbe orangée, la luminosité perpétuelle du ciel éclairant malgré tout la surface de l’eau, il s’amusait à regarder les petits animaux qui nageaient dans l’eau stagnante. Certains Terriens avaient évoqué la notion de grenouille pour comparer ces nouvelles espèces à un référent commun, mais n’en ayant jamais vu, le concept était tout nouveau pour Damian, qui ne manquait toutefois pas d’être fasciné par les spécimens qui bondissaient un peu partout.

Concentré sur sa tâche, il n’entend que trop tard les pas qui s’approchent derrière lui. Sans penser qu’il pourrait s’agir d’un animal sauvage, il se retourne, un sourire fendant aussitôt son visage lorsqu’il reconnaît Aileas. Il n’avait pas eu l’occasion de lui parler beaucoup pendant l’expédition – ni avant, d’ailleurs. Il ne cachait plus vraiment son affection pour l’ingénieure, mais la distance qu’elle avait mis entre eux après leur première et unique sortie, juste après l’annonce de la sélection, lui avait fait prendre quelques pas de recul. Qu’elle entame une discussion après tout ce temps le surprenait un peu – agréablement, bien sûr. « Tu veux t’asseoir? » lui demande-t-il, tout sourire, retirant son pull chaud pour le poser par terre dans une tentative de galanterie. Il découvrait désormais la fraîcheur de la soirée, mais n’oserait guère s’en plaindre. « Ils ont pas l’air d’avoir peur même quand on grouille autour », fait-il en pointant du bout d’une branche les petites créatures qui pataugeaient dans l’eau peu profonde. « Tu voulais pas rester avec les autres? »

Quelques jours à peine depuis leur arrivée, le début d’une aventure, l’aventure de leur vie, et Aileas n’en revenait pas encore, émerveillée par la nature qui l’entourait. Les tentes avaient été montées. Les rations avaient été soigneusement rangées. Le matériel était déballé, fin prêt à servir. Désormais ne comptait plus que l’exploration des alentours, la découverte d’un monde inconnu, et l’acclimatation aux nouvelles conditions, la dernière étant de son avis la moins amusante. Le mal être qu’elle ressentait c’était le manque d’habitude. Mais plus les jours passaient mieux elle se sentait, et peut-être, qu’avec le temps elle se sentirait en forme.

En attendant il fallait faire avec.

C’était avec soulagement qu’elle accueillait les soirées, parce qu’elles étaient l’occasion de souffler un peu, et de pouvoir partager les expériences des autres. Fidèle à elle-même Aileas ne parlait pas énormément. Mais elle écoutait les récits avec intérêt.

Elle avait vu Damian s’éloigner et elle avait songé à le suivre, parce qu’elle devait lui parler, et attendre comme une idiote ne servait à rien sauf à le faire fuir encore plus. Elle lui devait des explications. Mais quelqu’un s’était mise à lui parler et l’avait elle avait du s’arrêter pour ne pas ignorer l’autre personne. Résultat, Damian avait disparu avant qu’elle n’ait pu lui courir après.

La préparation pour Qiang lui avait enlevé du temps et surtout elle avait écorché son intérêt pour les autres. Et la stellarienne s’était donnée à fond. Et elle avait réussi. Dommage qu’au passage elle ait oublié qu’elle n’était pas seule au monde. Maintenant que l’aventure était entamée, elle avait pu s’arrêter un moment, et s’intéresser de nouveau à d’autres personnes. Et en particulier à Damian qu’elle s’était permise d’ignorer, et ce, malgré le fait qu’ils aient véritablement accroché. Leur unique réel rendez-vous n’avait pas eu de suite, Qiang avait pris le pas sur le reste, et maintenant il était temps de changer d’attitude, qu’elle trouvait trop proche de celle de sa mère, et dont elle voyait enfin les effets néfastes. Ce n’était pas pour autant qu’elle aurait fait les choses différemment si elle avait pu, c’était juste que malgré sa tendance à la timidité, il n’en restait pas moins qu’elle ne voulait pas s’affranchir de ceux qu’elle aimait.

Trouvant Damian après un petit moment de recherche, elle s’avanca vers lui, et sourit lorsque celui-ci se retourna pour l’accueillir. Son élan de générosité avec son pull lui fit pouffer de rire. Etait-ce vraiment utile ? Elle attrapa le vêtement avant de se laisser choir près de Damian, roulant le pull autour de son poignet, et regarda les animaux qu’il lui désignait. Ceux-ci n’étaient pas très effrayés par leur présence, une remarque très juste de la part de Damian, qui lui fit hocher la tête. Le regard attiré par ces étranges créatures, elle qui était peu habituée, et qui se trouvait fascinée par le moindre exemple de vie autour d’elle, elle observa leurs mouvements élégants.

- Ils doivent avoir peu de prédateurs.

Peut-être qu’il y en avait sur la planète mais qu’ils ne mangeaient pas ces animaux en particulier ? Très intéressante question. Pour plus tard. Pour l’instant celles de Damian avaient la priorité et elle voulait mettre les choses à plat.

- Les autres peuvent attendre.

Elle se tourna vers lui sans hésiter.

- Ecoute Dam' je voulais te voir pour expliquer pourquoi j'ai pas cherché à te voir durant les dernières semaines. Je veux pas que tu penses que...par exemple que j'en ai eu marre de toi. J'ai été prise. Par les tests, puis l’entrainement, puis l’installation sur Qiang. Je n’ai pas fait attention à toi mais je voulais te dire que ce n’était pas le cas. Qiang c’est le rêve de ma vie et j’ai du m’y mettre totalement pour réussir, mais je veux pas non plus te laisser, et je promets de faire des efforts...! Tu comptes énormément pour moi alors si tu veux bien, on peut reprendre où on était.

Mais quelle imbécile ! Si avec cela elle ne se faisait pas au moins rire au nez...Elle ne savait pas parler aux gens. Et elle ne lui avait jamais probablement autant parlé, et pour éviter de dire encore plus de stupides et dégoulinantes déclarations de tendresse, elle s’avanca soudain, et planta un baiser sur ses lèvres.

- Tu me manques.

Aileas s’installe près de lui et il ne peut retenir un petit sourire en coin, content de savoir qu’elle ne faisait pas que le chercher pour le rameuter au campement. Considérant l’inconnu qui entourait les environs, il valait mieux rester ensemble, ou du moins, ne pas trop s’éloigner hors de la vue des autres; Damian ne faisait pas dans la prévoyance, plutôt dans l’insouciance, dans l’impulsivité, trop heureux de faire ce qu’il voulait tant que ça n’empiétait pas sur les libertés des autres. Les grenouilles – il faudrait penser à leur trouver un vrai nom, éventuellement – les ignorent allègrement alors qu’elles continuent de batifoler, grimpant le long des herbes hautes pour se lancer dans l’eau, comme si elles jouaient. Un comportement étrange, mais qui n’était pas sans faire éprouver à Damian une sorte d’affection ou d’empathie envers l’espèce. « Elles sont petites, pourtant. Peut-être qu’elles sont pas très bonnes au goût. » Le caractère potentiellement vénéneux de l’animal semblait une meilleure hypothèse, mais il n’était pas du genre à penser tout de suite aux scénarios catastrophe.

Les genoux ramenés contre son torse, le bâton au bout des doigts, il se tourne vers Aileas à son étrange affirmation. Attendre quoi? Ses yeux croisent ceux de la brune et il se tait – miraculeusement – pendant qu’elle lui parle, sans doute rendu muet par le sentiment d’appréhension qui lui tiraille les entrailles. Aileas ne parlait jamais autant, jamais d’une traite, et surtout, il avait l’impression qu’elle allait lui déballer une très longue histoire dont la conclusion lui déplairait. Il avait fini par s’y faire, en réalité, et n’avait pas spécialement l’impression qu’il s’y était bien pris dans toute cette histoire. Sans doute y avait-il un élément d’insistance et d’omniprésence qui avait étouffé l’ingénieure, d’où son éloignement, peut-être espérant lui offrir un moment pour se remettre de sa déception avant qu’ils ne soient condamnés à se croiser tous les jours et à travailler de concert. Néanmoins, les derniers mots suffisent à le faire douter de sa conclusion tirée à la hâte, et il fronce les sourcils, comme si ça l’aiderait à réfléchir.

Avant de les hausser immédiatement après, lorsqu’il sent les lèvres d’Aileas entrer en collision avec les siennes, brièvement, la surprise clairement visible dans son visage lorsqu’elle s’éloigne. Muet, il observe les traits de son interlocutrice, pour la première fois incapable de trouver quelque chose à dire, la gorge nouée, véritable embouteillage de tout ce qu’il avait envie de dire sans être physiquement capable de le faire. Trop de choses se bousculaient dans sa tête pour qu’il parvienne à faire un portrait congru, alors il se fie à son instinct, s’avance à son tour pour capturer les lèvres de la Stellarienne, passant un bras dans son dos pour la rapprocher de lui. Il ne pensait pas à la possibilité que d’autres les voient, quand même bien il s’était dit que si la psy avait pris la peine de leur indiquer qu’il était interdit d’avoir ce genre de contact avec les autres membres de l’expédition, c’était sûrement vrai. S’il avait eu les idées claires, à cet instant, il se serait dit que la psy n’était de toute façon même pas là et que même si la chef d’expédition faisait un peu peur, elle n’avait même pas de moyen de le renvoyer sur la flotte de toute façon.

Il s’était détaché d’elle à contrecoeur, conscient néanmoins qu’il valait mieux essayer de mettre des mots sur ce qu’il ressentait, si difficile soit-ce. « À défaut, je crois que t’as trouvé la façon parfaite de m’faire taire », fait-il, incapable de réprimer un petit rire discret. Trop, même, quand on le connaissait; il y avait une tempérance inédite dans l’expression du Byblien alors qu’il reporte brièvement son regard vers l’eau. « J’allais pas ramener le sujet, en vrai, j’me suis dit… ‘fin, j’ai eu peur de t’étouffer, tu vois? Je sais comment j’suis, c’est dur à suivre, parfois. Épuisant. Je te promets de faire des efforts aussi, si tu me dis que t’as besoin d’air. Mais… tu m’as manqué aussi. Ça me calme quand t'es là. » Un sourire éclaire finalement ses lèvres, les yeux plissés alors qu’il lève les yeux au ciel. Il était presque aussi clair le jour que la nuit; c’était à se demander quelle heure il était, parfois, lorsqu’on se laissait distraire.

Elle l’avait embrassé sans le moindre doute et c’était satisfaite qu’elle se détachait de lui, impatiente de voir ce qu’il allait lui dire, la poitrine emballée par l’émotion, peut-être aussi une peur, celle qu’il lui dise de le laisser tranquille. Il pourrait le faire. Elle retient son souffle tandis qu’il ne disait rien. Est-ce qu’elle venait de lui ôter la parole ? Ca serait une première ! Les yeux de Damian exprimaient une surprise non feinte, et l’instant d’après, c’était à lui de franchir la distance entre eux, l’enlacant pour un baiser, auquel elle se sentit répondre immédiatement. Elle ferma les yeux. Elle oublia les règles le temps d’une micro seconde, celles qui interdisaient aux explorateurs d’avoir des contacts charnels, et se perdit contre ses lèvres. Personne ne les avait suivis, elle en était sûre.

Qiang pouvait attendre cinq minutes.

Ils se séparèrent, à regret mais c’était plus prudent, et elle se mit à rire, pas peu fière de l’avoir laissé sans mot. Non pas qu’elle voulait qu’il se taise. Mais cela montrait qu’il tenait à elle non ? Ils se complétaient. Quand elle perdait de sa réserve, lui n’était plus aussi nerveux. Elle ne répondit rien et le laissa parler, trouvant dans ses mots la raison de son éloignement, son impression d’être trop étouffant.

- Damian…

Elle prit une profonde inspiration.

- Tu ne m’étouffes pas. Jamais.

Elle ne voulait pas qu’il puisse penser être une entrave dans leur relation, parce qu’il ne l’était absolument pas, et même si des fois, elle ne lui répondait que peu, elle savait l’écouter. Il parlait mais jamais trop, parce qu’il avait des trucs intéressants à dire. Même si le reste des personnes venues sur Qiang serait pour la plupart enclines à ne pas lui donner raison. Elle avait vu quelques visages se parer d’impatience quand ils maintenaient une discussion avec lui. Chaque fois elle avait rigolé de le voir poser plus de questions que raisonnables.

- Je suis heureuse que tu ne sois pas fâché, je savais pas si tu allais vouloir encore être avec moi, et j’avais peur que tu dises non.

Un sourire vint s'afficher sur ses lèvres.

- Et puis les autres arrêtaient pas de me dire qu’on allait bien ensemble et tu sais quoi ?

Elle souffla le reste d’une voix presque timide.

- Je pense qu’ils ont raison.