ONE Naître sur Shinbashi est souvent une tragique sentence. Sa servitude a commencé à six ans, dans un garage, à se faufiler dans les dédales des assemblages de moteurs immenses des vaisseaux pour éviter de perdre du temps à tout démonter. On lui criait des instructions approximatives à travers une radio pourrie et elle s’exécutait, faisant confiance à ses instincts pour éviter les punitions. Généralement, ça fonctionnait; elle porte encore des marques de brûlures au dos et aux épaules qui témoignent des fois où elle n’avait pas été assez rapide ou assez débrouillarde. Personne ne s’occupe d’elle et elle n’a pas de famille, partageant un dortoir avec d’autres esclaves à même le garage et profitant du peu de rations que le propriétaire daigne leur refiler.

TWO À quinze ans, elle ne sert plus à rien : certes, elle passe vingt heures par jour à réparer les machines, mais ça, tout le monde peut le faire – malgré sa maigreur extrême, elle ne parvient plus à se faufiler dans les vaisseaux comme avant. Comme les autres esclaves indésirables, elle est mise sur un étalage, près des docks, où les marchands de passage autant que les maîtres néopontois ont la chance de pouvoir se procurer ce formidable spécimen dans la fleur de l’âge, comme indiqué sur la boîte en verre dans laquelle elle se retrouve enfermée. Elle n’est pas éduquée, Marine, mais elle est loin d’être idiote et elle se doute que sa prochaine occupation risque de la briser. Sauf que c’est une femme et un homme qui l’achètent. L’homme râle en disant qu’elle est trop chère et qu’ils ont pas d’utilisation pour une gamine – la femme dit que Marine lui fait penser à sa jeune sœur, morte, et que c’était plus fort qu’elle.

THREE Le vaisseau est malade. Elle n’avait rien dit depuis qu’on l’avait recueillie, des semaines auparavant. Le capitaine, surpris de la voir débarquer sur le pont sans un bruit et balbutier des inepties, avait laissé sa seconde prendre en charge l’étrange créature qu’elle avait insisté pour récupérer sur Shinbashi. Vraiment. Étrange gamine, qu’on avait pensé, jusqu’à ce que les moteurs et l’électricité flanchent, à peine quelques heures plus tard. Elle le savait, Marine, parce que là où les autres entendaient des grondements dérangeants, elle percevait les plaintes d’un engrenage usé, les sanglots d’un catalyseur au bout du rouleau. Le reste de l’équipage s’était massé dans l’entrée de la salle des machines dès que le mot s’était passé : leur singulier cargo marmonnait des mots d’encouragement au vaisseau – tout ira bien, Jane – et au bout de quelques heures, on avait entendu le son chantant d’un moteur en pleine forme redonner vie au Jeanne d’Arc. Jerian Stralen avait posé sa main sur sa tête, mais n’avait rien dit. Elle avait quand même su que ça voulait dire qu’elle était embauchée.

FOUR L'équipage est devenu sa famille, en quelque sorte. Shira a pris la place d'une sorte de mère sous la forme d'une confidente auprès de qui Marine a appris la vie, rattrapé tout ce qu'elle avait raté ou mal appris, défait des préconceptions malsaines qui demeurent parfois encore aujourd'hui une partie de sa personnalité. Esclave un jour, esclave toujours. Toutefois, c'est Jerian qui lui a apporté le plus en devenant une figure masculine positive dans sa vie, un grand frère offert sur le tard par une vie qui en avait marre de s'acharner sur elle. Comme mécanicienne, elle s'épanouit, même si elle a du mal à s'intégrer pleinement à l'équipage. Lorsque le Jeanne d'Arc est intégré à la flotte, Marine accepte mal le changement. Elle aimait leur vie nomade, bohème presque. Or, la décision était prise et elle pouvait rester aux machines du vaisseau, ce qui suffit à l’apaiser.

FIVE L'épisode du Jeanne d'Arc l'a simultanément détruite et solidifiée. Voir des inconnus se sacrifier pour elle dans l'espoir de sauver le vaisseau sur lequel ils étaient tous coincés et se voir contrainte de malgré tout obéir aux envahisseurs lui avait arraché une part de son âme. Elle rêve souvent au corps meurtri de Teri, aux cadavres de Tom et de Shira, à tout ce qu'ils avaient subi pour une blague écoeurante. Elle aurait voulu s'écrouler, cesser de respirer, mais Jerian était devenu une coquille vide et il avait besoin d'elle. Alors elle entreprend une longue démarche thérapeutique, prenant la peine de remonter jusqu'à son enfance, afin d'être suffisamment solide pour qu'il puisse s'appuyer sur elle a tout instant. Qiang, c'est la culmination de cet effort. Non seulement elle s'intégrerait mieux à la flotte, mais elle irait jeter les bases de leur nouvel avenir, et ils pourraient le construire ensemble.