Il y avait une bouteille d’eau intouchée posée près d’elle, sur le plancher de la cellule de garde à vue. À travers la vitre, elle avait observé le poste passer de la curiosité de voir un personnage important de la flotte enfermé sommairement à l’indifférence, le travail demandant leur attention. Quoi qu’il en soit, Evelyn n’avait pas bougé depuis qu’elle avait pris place dans son appartement temporaire, assise bien droite sur la chaise qu’ils avaient daigné lui offrir, comme une faveur pour lui éviter la couchette. Elle ne s’était pas levée, ne s’était pas plaint – à vrai dire, elle avait seulement bougé les jambes et le cou pour s’éviter des raideurs, mais elle n’avait rien revendiqué, n’avait pas fait les cent pas. Calme. Posée. Droite. Furieuse. Quelques heures avaient passé ainsi avant que la vitre ne glisse latéralement, lui offrant la liberté; elle n’avait pas bougé, malgré tout, même si on lui faisait miroiter la liberté sous le nez. « Vous pouvez y aller, vice-capitaine », insiste le milicien en uniforme qui l’invite à sortir d’un geste presque solennel de la main. Il n’y a pas d’excuses, mais elle capte aisément le coup d’œil désolé du jeune homme. Elle se lève lentement, lui décochant ce qui se veut un sourire soulagé – mais qui ne révèle qu’une crispation causée par l’attente, l’embarras et la fatigue – avant de se laisser conduire à l’entrée du quartier général.

Difficile de rater l’imposante présence du capitaine Andak dans l’ultime pièce avant sa réelle liberté, de l’autre côté du comptoir. Evelyn a tout juste le temps de capter le commandant de la défense intérieure qui s’éclipse, sans doute après avoir réglé de menus détails avec le capitaine. Khan fume de toutes les fibres de son être, même si elle considère qu’il fait un effort acceptable pour contenir ce qu’elle devine être une colère volcanique à son endroit. En d’autres circonstances, elle aurait pu s’amuser du fait qu’elle était, parmi tous les occupants de la salle, la seule à savoir qu’elle était au moins dix fois plus en droit de fulminer. Elle reste malgré tout de marbre alors qu’elle dépasse le capitaine pour s’affranchir officiellement des mains des miliciens, décochant un regard fumant à son supérieur lorsqu’ils sont hors de portée des oreilles indiscrètes. « Je ne sais pas ce qu’ils vous ont raconté, mais cet inspecteur est un honteux représentant des forces de l’ordre », note-t-elle entre ses dents serrées. Elle osait espérer que Khan garderait ses commentaires pour lui, au risque de faire exploser les reproches qu’elle avait à lui faire. « Je suis désolée que vous ayez dû être mêlé à cela. » Elle l’était, malgré tout, même si ce n’était pas entièrement parce qu’elle avait sans doute bousillé ses plans pour l’après-midi; elle aurait plutôt préféré qu’il n’ait pas à la voir dans cette situation. Sa tentative de demeurer calme semblait fonctionner pour l'instant, même si elle lui donnait un air froid.

On avait rarement vu le capitaine du Colossus aussi furieux. Il avait été mis rapidement au courant de l’absence de sa seconde, puis de la destination qui lui avait été imposée. Trop tard pour empêcher qu’elle soit mise en détention cependant, trop tard pour intervenir et trop tard pour aller rectifier le tir avant que le pont entier de son vaisseau ne sombre dans la panique en l’absence de figure d’autorité pour superviser. Plutôt que de chercher à intercepter sa seconde, il avait dû écourter d’urgence une discussion avec un pair pour se précipiter sur le Colossus et reprendre les choses en mains, cherchant des explications auprès des gens présents et haussant de plus en plus le ton au fur et à mesure que de nouveaux détails lui arrivaient.

Sur le principe, aller contre la décision d’une arrestation de la milice ne se faisait pas, même pour un capitaine puisqu’il n’avait absolument aucune autorité sur le corps militaire de la flotte cependant, il ne pouvait sérieusement pas se passer de sa seconde, tout son planning était foutu en l’air pour la journée désormais et il fallait qu’il fasse le pied de grue sur le pont pour éviter que le vaisseau n’aille s’écraser sur son voisin. Il fulminait. Il lui fallu au moins une heure pour organiser son équipage de façon à ce que le vaisseau puisse plus ou moins tourner correctement sans sa présence, afin de pouvoir repartir pour aller tomber sur le râble du plus haut gradé possible responsable de cette situation. Un quelconque inspecteur lui avait confisqué sa seconde ? C’était directement au commandant de la défense intérieure qu’il allait partir s’en plaindre, voir si le trou du cul qui lui avait pourri ses plans faisait toujours le malin lorsque toute la chaîne de commandement lui tomberait dessus.

Bien entendu, les accusations portées à l’encontre d’Evelyn étaient ridicules, puisque le vrai coupable n’était autre que Khan en personne. Cependant, il ne risquait pas de laisser échapper cette information. Contrairement à la colère explosive qu’on avait pu lui connaître sur le pont, Khan fut bien plus incisif et sec face au commandant qui tenait bon, mais ne savait visiblement pas qu’il avait été question d’une arrestation, ce qu’il se décida à éclaircir immédiatement afin d’être débarrassé de l’imposant et furieux capitaine Andak, bien différent de l’homme charmant avec qui il avait l’habitude d'échanger.

Il leur fallu encore beaucoup trop de temps pour démêler l'histoire, que le militaire hurle lui-même sur quelques subordonnés, que le cheminement se fasse jusqu’à découvrir où exactement était retenue Evelyn et pourquoi (deux informations que Khan possédait déjà), puis les deux figures d’autorité se mirent en route du même pas remonté pour surgir dans le commissariat, trouver le responsable, lui passer un double savon où les mots « irresponsable », « scandaleux » et « abus de pouvoir » furent souvent répétés avant que l’idée de libérer la vice capitaine soit enfin mise en application avec des promesses de sanctions pour l’imbécile qui avait outrepassé prérogatives.

Le commandant ne resta pas beaucoup plus longtemps, s’excusant auprès de Khan, avec qui il échangea une poignée de main musclée avant de repartir aussi furieusement qu’il était venu, pendant que le capitaine attendait que sa subordonnée lui soit rendue. Celle-ci apparu enfin au bout d’un moment qui paru bien trop long au capitaine, ayant déjà suffisamment perdu de temps, puis il se mirent en route pour le Colossus non sans un dernier regard venimeux à l’ensemble du poste de milice. Emprisonner sa seconde pour un crime imaginaire quel toupet ! Imaginaire jusqu’à preuve du contraire en tout cas. Elle-même n’était pas plus locale qu’à l'ordinaire, ni plus expressive. Lorsqu’elle osa prendre la parole, ce fut simplement pour lui dire qu’elle ne savait pas à quel point il était au courant de ce qui l’avait conduite ici, mais qu’elle était désolée qu’il ai dû se déplacer pour ça. Cette déclaration n'arrangea pas l’humeur de Khan, considérant qu’elle aurait dû faire au moins en sorte de ne pas dépasser les bornes avec un inspecteur, elle qui était d’ordinaire si stoïque.

-On m'a parlé de manque de respect aux forces de l'ordre, menaces sur agent et soupçon de conspiration contre la loi, grinça-t-il d’un ton sec. Tu n'as pas à t'excuser. Des sanctions contre cet inspecteur seront appliquées. Il la toisa d’un air dur. Je peux savoir ce qu’il c’est réellement passé, maintenant ?

Il voulait savoir à quel point elle soupçonnait l’inspecteur d’avoir raison et surtout, ce qui l’avait vraiment poussée à dépasser les bornes avec lui. La question avait plus de l’ordre que de la demande si l’on se fiait au ton. Qu’elle ai fait un passage de garde à vue entachait durablement l’image du Colossus qui avait déjà une solide réputation de nid à criminels.

« Conspiration? » s’indigne-t-elle, furieuse de voir son nom autrement immaculé associé à une telle tare. Evelyn était furieuse, certes, contre la situation, contre l’inspecteur, contre les circonstances : mais rien de comparable à entendre le ton dur et autoritaire du capitaine qui lui réclame illico des explications. C’était légitime, justifié – il avait le droit de savoir dans quel plat sa seconde s’était présumément mis les pieds. Or, l’injonction ne passe pas, et Evelyn prend à peine le temps d’observer autour d’eux qui s’y trouve avant de faire un pas pour se planter devant son patron, les coupant tous les deux dans leur élan. « C’est vous qui devriez me dire pourquoi on vient soudainement me voir en vous accusant de favoritisme nuisible! » l’invective-t-elle, le regard ferme, la voix basse malgré les reproches cuisants. C’était presque comique de la voir tenir tête au colosse qu’était Khan Andak, mais c’était dans ce genre de moments qu’il valait mieux ne pas s’opposer à son mètre cinquante quelque au risque d’en payer le prix. D’autres haut-placés avaient fait les frais des revendications d’Evelyn – notamment l’ancien capitaine du Regina Mercy et actuel Archiviste de la flotte, qui ne gardait sûrement pas un bon souvenir de la médecin. « Si vous m’avez offert le rôle dans l’espoir que je gère votre vaisseau pendant que vous manigancez derrière mon dos, vous pouvez le reprendre, effectif immédiatement. Je n’aime pas qu’on me prenne pour une idiote, ni pour une boniche glorifiée, et si vous voulez que je vous défende, vous avez intérêt à ne pas me laisser dans l’ignorance. C’est comme ça que ce genre de situation se produit. Vous comprenez? » insiste-t-elle, inquisitrice, sachant pertinemment que Khan n’aurait pas besoin d’aide pour capter ce qu’elle lui reprochait.

Expirant bruyamment par le nez, visiblement dans une tentative de calmer ses nerfs plus ou moins couronnée de succès, Evelyn fourre ses mains dans ses poches, pivotant sur le côté pour laisser le capitaine poursuivre sa marche. Paraître insubordonnée ne l’inquiétait pas le moins du monde désormais, préférant mettre les choses au clair avec le capitaine avant de reprendre le travail. Elle se poste à ses côtés, s’adaptant à la vitesse de sa démarche, rendant à un milicien qui passait dans le couloir autrement désert un signe de tête en guise de salutation. « Ce que je veux dire », se reprend-elle lorsqu’elle est assurée que personne n’est en mesure de les entendre, plus calme maintenant qu’elle avait pu se délester de ce qu’elle avait sur le cœur, « c’est que si vous me forcez à improviser constamment, un jour, ça va vous retomber sur le nez. » En d’autres mots, moins couverts, si elle savait ce que le capitaine tramait, elle pourrait mentir adéquatement à ses détracteurs. Rien de plus, rien de moins. À vrai dire, si magouilles il y avait, elle ne tenait pas à en faire partie, mais couvrir le capitaine pendant qu’il sécurisait quelque douteuse alliance ne l’embêtait pas le moins du monde. Quelque part, elle savait que la réhabilitation du Colossus 5 était un projet qui ne s’accomplirait pas rapidement par les canaux officiels, et l’achèvement de celui-ci lui tenait à cœur. Tendue, les poings fermés dans ses poches et les épaules crispées, elle serre la mâchoire pour éviter de trop en dire.

La mention de conspiration semble particulièrement atteindre sa vice capitaine qui fut prise d’un regain de colère, juste avant que Khan ne lui demande ultimement des explications. Il ne s’attendait pas à la voir plier. Il ne s’attendait pas à la voir baisser la tête en s’excusant de manière penaude. En revanche, il ne s’attendait certainement pas non plus à la réaction véritable qu’elle eut. Loin de se laisser impressionner par fureur calculée du capitaine, elle vint se placer devant lui pour interrompre son avancée, le stoppant à la fois pour ne pas lui rentrer dedans et par curiosité, se demandant ce qui allait suivre.

Elle eut alors le culot effarant de lui retourner directement la question, pointant du doigt les accusations qu’on lui avait faite et qui revenaient de droit au capitaine, avant de le menacer de simplement quitter son service si jamais il ne voyait en sa personne qu’un objet de plus uniquement utile à piloter le vaisseau pendant qu’il s’amusait à faire n’importe quoi de son côté. Ce qui le surpris le plus cependant, ce fut sa demande de ne pas être laissée dans l’ignorance la prochaine fois, afin qu’elle ne se retrouve pas une nouvelle fois démunie face à un inspecteur si la situation se reproduisait et même, qu’elle puisse le défendre efficacement. Alors, Khan fut impressionné et malgré la colère de cette femme, il ne pu retenir une moue exprimant ce respect quant à son discours.

En engageant Evelyn Olsen, il savait qu’il s’attachait un élément efficace qui l’aiderait à faire progresser le Colossus vers la vision qu’il avait prévu pour le vaisseau. Cependant, il n’avait jamais imaginé qu’il en viendrait à l’inclure dans ses manigances et encore moins que ce serait elle qui insisterait pour en faire partie.

-Parfaitement, répondit-il alors, la laissant se calmer un instant avant qu’elle ne se décale pour leur permettre de reprendre leur route.

Les choses n’étaient pourtant pas aussi simple pour Khan, car il ne savait pas à quel point il pouvait faire confiance à Evelyn, ni ce qu’elle serait prête à accepter pour servir efficacement leurs intérêts communs. Pour ce qui était de ses projets personnels en revanche, il ne voyait pas l’utilité de la mettre au courant de quoi que ce soit. La question se posait donc : pouvait-il faire passer Evelyn de Vice-Capitaine dévouée à sbire utile ? Il n’en était pas sûr, mais elle n’avait pas tort. S’il continuait à lui attirer des ennuis sans la prévenir de ce qui allait tomber, c’était lui qui récolterait les fruits de son acharnement à ne rien lui partager lorsqu’il s’écartait des sentiers battus.

À quel point pouvait-il compter sur elle ? Elle avait déjà eu un excellent réflexe en prenant sa défense sans même savoir de quoi il retournait, même si elle avait déduit d’elle-même qu’il y avait effectivement des histoires louches à reprocher à son supérieur. Prometteur, mais pas assez. Sa vie en dépendait.

-Je veux qu’il soit parfaitement clair entre nous que tout ce que je fais, je le fais pour le Colossus.

Une moitié de vérité bien suffisante pour le moment, mais également une façon de s’assurer qu’elle ne perde pas de vue qu’ils avaient au moins une chose en commun : rendre ce vaisseau plus habitable, plus performant.

-Mon prédécesseur avait ses... méthodes, commença-t-il d’un air dépréciateur. J’ai les miennes. Mais ce n’est pas le bon endroit pour en parler. Nous avons parfois besoin de plus que ce que le système peut nous apporter et je le déplore, mais les choses sont ainsi faites. Le conseil n’offrira pas de moyens à un vaisseau qui est connu pour être un nid à racailles, mais sans ces moyens, nous ne pouvons pas le nettoyer, ni l’améliorer, ni faire quoi que ce soit à part regarder les choses stagner ou pire.

Son ton était ferme, car il croyait en ce qu’il disait, mais bas, pour que seul Evelyn puisse en profiter. Une autre raison pour leur stagnation n’était autre que la conseille Hartmann, qui aimait décidément toujours autant lui mettre des bâtons dans les roues, d’autant plus lorsqu’elle n’arrivait pas à contrer ses attaques visant à pointer du doigts la maladresse et l’inefficacité du conseil.

-Vice-Capitaine Olsen, je ne vous ai pas demandé d’être ma seconde pour que vous soyez uniquement une personne qui tient la barre pendant que je redresse ce vaisseau seul, car je n’ai jamais eu l’arrogance de penser que j’y arriverais sans aide. Si c’est vous que j’ai choisi, c’est parce que je vous connaissais suffisamment pour savoir que si quelqu’un sur ce vaisseau était capable de m’épauler, de m’accompagner et de me contredire quand il le fallait, pour le bien de tous, c’était bien vous. Je ne vous ai rien dit car je ne souhaitais pas vous mêler à des affaires qui pourraient vous porter préjudice, mais je constate aujourd’hui qu’il était encore trop ambitieux de penser que je pourrais m’en sortir ainsi.

Il jeta sur un elle un regard ouvertement calculateur, ayant été plus formel avec elle qu'il ne l'avait été depuis qu'il l'avait engagé, n'utilisant pas une seule fois le tutoiement ou son prénom comme il le faisait habituellement. Il ne doutait pas de son envie d’optimiser le Colossus, ainsi que la vie de ses habitants. Elle avait été médecin ici pendant de longues années, après tout. En revanche, il voulait savoir jusqu’où elle se sentirait capable d’aller pour atteindre cet objectif, à présent qu’il savait de quoi elle était capable pour lui.

Elle ne regrettait pas son accès d’irritation. Peu importe la réaction du capitaine, ultimement, elle savait qu’elle avait raison sur tous les points. Il l’avait mise en bien fâcheuse posture et il était le seul responsable de la situation actuelle. Heureusement, tout s’était tassé sans trop faire d’histoires. Il n’y avait plus désormais entre Khan et Evelyn la nécessité de remettre les pendules à l’heure et de se retrouver une fois pour toutes sur la même longueur d’onde afin d’éviter une répétition de la journée. Au moins, le capitaine semblait disposé à se livrer à l’exercice, plus tôt que tard, ce qui ne manquait pas de prouver à sa seconde la bonne volonté de l’homme dans cette affaire. « Bien sûr. » Limpide comme les hublots de l’Argus One. Pour la brune, il n’y avait pas de doute sur la question du dévouement du capitaine à l’amélioration dramatique du vaisseau dont il avait les commandes. Quant à la question des ressources – matérielles, humaines, financières – à la disposition du commandement du Colossus 5, Evelyn n’était que vaguement au courant, encore la faute au voile de secret qui entourait jusqu’à maintenant le capitaine, dans une certaine mesure. Or, elle se doutait bien qu’il y avait un souci, à constater les longues heures qu’il passait à faire valoir son cas auprès du Conseil et de la conseillère Hartmann, dont le portfolio de responsabilités comprenait la gestion du cargo. La frustration de Khan était compréhensible. Il était à la tête d’un vaisseau qui avait le plus grand potentiel de polyvalence et d’utilité de la flotte, les autres trop cantonnés à leurs stéréotypes, et il ne pouvait rien faire d’autre que d’essayer d’en chasser les rats sans pouvoir poser les pièges nécessaires pour les annihiler de façon permanente.

Evelyn ne perçoit rien d’hypocrite ou de sarcastique dans les paroles du capitaine. Elle sent le peu qui lui reste d’un amour-propre brisé s’embraser brièvement, s’éteignant aussitôt alors qu’elle toussote discrètement. Les mots en tant que tel la marquent autant que le changement radical dans sa façon de s’adresser à elle, avec un certain respect, une déférence qui tranchait avec la familiarité dont il avait fait preuve jusqu’à maintenant. Ça la met un peu plus mal à l’aise qu’elle ne l’aurait cru, mais elle n’en montre rien, se contentant de fourrer ses mains dans les poches de son uniforme, pensive. Elle avait une chance de prouver qu’il avait fait un encore meilleur choix que ce qu’il aurait pensé. « Je ne veux surtout pas que vous pensiez que je suis une personne malhonnête », admet-elle finalement en relevant le regard vers Khan. « C’est une question d’équilibre. La situation du vaisseau est au bord du désastre, entre les retards de chantier, les docks, la criminalité, la désuétude et le manque d’entretien, faute de ressources… Si je suis en mesure d’empêcher ne serait-ce qu’un seul accident, alors tout en vaudra la peine. Avec respect pour l’autorité du Conseil, je ne crois pas qu’il saisisse l’urgence d’agir. La conseillère Hartmann était pourtant déléguée sur le Colossus… elle devrait mieux comprendre », estime Evelyn, secouant la tête de façon désapprobatrice. Toutefois, s’acharner sur l’inaction d’Elara n’était peut-être pas la bonne marche à suivre. « J’ai quelques pistes à explorer, si vous avez un instant pour discuter de façon plus privée au cours de la semaine. » Le cerveau de la vice-capitaine était constamment sollicité – il aurait été étonnant, en réalité, qu’elle n’ait pas réfléchi à des options alternatives à envisager.

Ils s’engagent sur une passerelle, et Evelyn ne dit rien jusqu’à ce qu’ils soient de l’autre côté et hors de portée d’écoute des miliciens qui la patrouillaient. « Je suis loin d’avoir votre expérience, mais faute de cela, je suis débrouillarde », insiste-t-elle à voix basse. Débrouillarde et bonne menteuse, lorsqu’on lui donnait les bases nécessaires. « L’inspecteur m’a prise au dépourvu, mais avec les bonnes cartes en main, je serai en mesure de vous éviter d’autres soucis du genre. » Elle s’en était plutôt bien sorti, à vrai dire, maintenant qu’elle y repensait. Certes, elle avait entaché sa réputation parfaite, mais les excès de zèle de l’inspecteur lui permettraient de retourner l’histoire à son avantage : abus de pouvoir, atteinte à la réputation, ce genre de joyeuse infraction éthique. Au moins, maintenant, Holloway n’était plus libre de venir l’importuner, et cette histoire était derrière eux. « Est-ce que… », entame-t-elle, avant d’accuser une hésitation, s’assurant que personne ne se trouvait autour, « … est-ce qu’il y avait une part de vérité dans les accusations de l’inspecteur? » À vrai dire, une réponse positive la rassurerait quant à sa réaction digne d’un chien de garde, même si elle tiendrait rigueur au capitaine d’avoir joué la carte de la déception et de l’irritation avec elle lorsqu’il l’avait récupérée.

Khan devait admettre avoir du mal à cerner sa vice-capitaine. Il l’avait choisi pour ses compétences plus que par une quelconque affection, puisqu’il semblait de prime abord impossible de lier quoi que ce soit de plus profond qu’un respect tout professionnel avec elle. Toute réaction sortant de l’ordinaire était donc une surprise pour lui et cette part de surprise lui déplaisait, même lorsque cela allait dans son sens, comme c’était le cas aujourd’hui. Lui en dire juste assez sans se compromettre, puis calmer ses récriminations contre le rôle qu’elle semblait croire qu’il lui attribuait.

Son quart d’aveu eut pour effet de faire réfléchir la vice-capitaine, qui ne s’attendait apparemment pas non plus à de telles paroles de sa part, apportant une satisfaction infime au capitaine qui n’aimait pas être le seul à être pris de court. Elle fit disparaître ses mains dans ses poches, en révélant un peu plus sur son état d’esprit alors qu’ils continuaient leur cheminement vers le vaisseau dont ils avaient la charge. Personne ne soupçonnait la conversation qu’ils avaient et si les regards se tournaient quelque fois vers les deux uniformes qu’il était rare de croiser au hasard des couloirs, Khan y répondait d’un sourire et d’un signe de tête qui suffisait généralement à satisfaire le chaland moyen.

Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut pour lui affirmer qu’elle ne souhaitait pas passer pour quelqu’un de malhonnête aux yeux du capitaine, ce qu’il trouva fort dommage, mais qu’il pouvait comprendre. Un aveu de malhonnêteté aurait en fait été parfait pour ses affaires et lui aurait grandement simplifié la tâche, mais jouer la carte de la personne qui n’avait pas d’autre choix que d’en arriver à de telles extrémité était une solution parfaitement acceptable pour le moment. Il en jouait aussi, après tout. Elle lui parla d’équilibre, résumant la situation du vaisseau ainsi que le manque de moyens dont ils disposaient et Khan l’écouta patiemment, sans l’interrompre, alors qu’elle continuait pour finalement lui donner de quoi l’intéresser. À présent qu’il était clair entre eux que tout ne se passait pas uniquement à la lumière de l’éclairage de la flotte, elle commençait déjà à s’adapter à cette nouvelle variable, admettant déjà avoir quelques pistes qui pourraient intéresser le capitaine dès qu’ils auraient un moment pour en parler en privé.

Un simple hochement de tête lui fut accordé pour signifier son accord alors qu’ils traversaient une passerelle en silence, ne souhaitant pas que les oreilles traînantes des miliciens plus ou moins désœuvrés n’interceptent des propos qui auraient pu passer pour des affaires indignes de personnalités de leurs rangs. Le conversation reprit son cours comme si elle n’avait jamais subit d’intervention une fois cette étape franchie, toujours à voix basse, avec Evelyn qui souhaitait visiblement qu’il soit certain qu’elle serait à la hauteur des nouvelles variables qu’il apportait à l’équation du Colossus. Encore une fois, une telle dévotion à la tâche renforça l’avis du capitaine sur la pertinence de son choix de seconde, mais modifia ses propres calculs sur l’efficacité totale dont ils pourraient faire preuve pour l’avancement de la transformation du Colossus. Les choses iraient bien plus vite s’ils étaient deux à emprunter des moyens détournés.

Sa question directe ne fit pas réfléchir Khan une demi seconde avant de donner sa réponse. Il s’attendait à ce qu’elle la lui pose et avait eu tout le loisir de réfléchir à ce qu’il allait lui dire. Mentir reviendrait à rendre inutile son aveu sur les solutions illégales avec lesquelles il flirtait, car si rien de réellement compromettant ne s’était produit, il n’aurait eu qu’à le lui dire dès le départ, plutôt que d’admettre qu’il n’était pas aussi blanc que son uniforme le suggérait. Ce serait un mensonge rapidement éventé et il n’allait pas insulter l’intelligence d’Evelyn en sous entendant qu’elle ne pourrait pas le percer à jour sur cet épisode là.

-Oui. J’ai négocié quelques accords avec certaines compagnies Kellariennes. Le capitaine lésé... Eh bien. Disons que le situation était temporaire, mais il était convenu dans les termes de l’accord qu’il fallait ralentir son installation sur la flotte.

Pas très longtemps. Juste le temps que les autres se fassent une part belle dans le commerce stellarien et ne lui permette pas de prospérer aussi bien qu’il l’aurait souhaité. L’enquête de l’inspecteur n’avait rien donné et ne donnerait désormais plus rien, grâce à la garde à vue d’Evelyn qui lui avait permis d’avoir une bonne excuse pour gueuler un bon coup sur toute l’échelle militaire intérieure qui se tiendrait quelques temps à l’écart de son précieux vaisseau. Ce qui ne l’empêcherait pas de prendre certaines précautions supplémentaires.

-Navré que tu aies fini en garde à vue. Tu as vraiment menacé cet inspecteur ? Demanda-t-il avec un regard légèrement pétillant, repassant naturellement au tutoiement.

En vérité, il ne le lui avouerait pas, mais l’imaginer menacer un inspecteur de la milice aussi patibulaire que celui qu’on lui avait désigné comme coupable de l’avoir emprisonné l’amusait incroyablement. Elle ne payait pas de mine, mais visiblement elle savait mordre quand il le fallait.

-Il est évident que je ne recommanderais pas cette pratique à l’avenir, mais je suis... impressionné.

Un simple accord commercial. Evelyn était en mesure de comprendre rapidement les ramifications qu’un tel arrangement temporaire pouvait engendrer, les opportunités ratées, les parts de marchés envolées au profit d’autres concurrents qui avaient su se trouver une place dans les bonnes grâces du capitaine Andak. Elle ne savait pas ce qu’il espérait au bout du compte – compensation monétaire, vengeance contre des personnes en particulier, sécuriser des rabais sur certains matériaux et l’outillage nécessaire à la réfection du Colossus 5 – et en réalité, elle ne ressentait pas l’envie d’en connaître davantage. Il avait ses raisons, et elle n’avait aucun indice qu’il aurait pu mentir en disant que ce qu’il faisait, même en coulisses, était pour accélérer le développement et défendre les intérêts de leur vaisseau. « Je vois », acquiesce-t-elle simplement, peu soucieuse de s’étaler sur le sujet – surtout pas en public, où, même s’ils semblaient essentiellement isolés d’oreilles indiscrètes, le risque de se faire épier existait toujours.

Le capitaine lui oppose une question à son tour, une à laquelle elle aurait préféré ne pas répondre. Était-elle en position de dire autre chose que la vérité, alors même qu’il paraissait vouloir jouer cartes sur table avec elle désormais? Mentir serait bon pour sa réputation; insister sur les abus et les inconduites de l’inspecteur, souligner à quel point il n’avait aucune raison de la mettre ainsi en garde à vue alors qu’elle n’avait rien à voir avec cette histoire. Or, toute stoïque qu’elle était habituellement, elle laisse poindre sur ses lèvres un petit sourire à mi-chemin entre l’embarras et l’amusement, un brin narquois… presque fier, en fait, si on s'y attardait. Comme une adolescente prise sur le fait à regarder avec envie le garçon qui faisait chavirer son cœur. « Un peu? » qu’elle s’avance finalement avec retenue, tentant de faire disparaître cette expression qui ne lui ressemblait pas de son visage – mais qui la rajeunissait d’une poignée d’années sans hésitation. « Enfin, j’ai essayé de gagner un maximum de temps et de causer suffisamment de confusion pour qu’il lâche le morceau, mais il s’est énervé. Il pouvait bien me traiter d’ignorante tant qu’il voulait, mais il y a eu un soyez mignonne de trop et… » Elle crispe un peu la mâchoire. « Je l’ai peut-être menacé de porter plainte pour harcèlement. » Certes, l’accusation aurait été un peu perchée, elle aurait dû sortir le beau jeu des je me suis sentie objectifiée et autres niaiseries du genre, mais une accusation de cette gravité contre une vice-capitaine aurait sans doute pesé lourd dans son dossier disciplinaire. Une vengeance comme une autre. « Pour le reste du baratin, je crois que je m’en suis pas trop mal sortie. » C’était humble, comme affirmation – si elle n’avait pas dépassé les bornes de la patience de l’inspecteur, il serait retourné bredouille au quartier général, même s’il aurait pu revenir à la charge plus tard. Au moins, ils avaient l’assurance qu’il laisserait tomber l’histoire pendant au moins un moment.

Elle n’était pas sans déceler une forme de reproche, malgré le compliment caché du capitaine, dans ses paroles suivantes. Evelyn reprend un air plus sérieux, s’éclaircissant la gorge comme pour se donner un peu de contenance. « Il va sans dire que c’était une occasion exceptionnelle et que ça ne se reproduira plus. » Par là, elle souhaitait également exprimer qu’ils ne se feraient plus reprendre par surprise et que la suite fonctionnerait sans doute plus rondement s’ils étaient en possession des mêmes informations. Improviser posait plus de risques que de mentir, tout simplement.

Ils avaient fini par rejoindre le Colossus après quelques minutes de marche de plus, l’atmosphère ayant eu le temps de se stabiliser en cours de route. Elle avait vu un côté moins reluisant du capitaine et lui, avait sans doute déduit la loyauté (sans doute inattendue) d’Evelyn à son égard – l’avait vu amusée, aussi, ce qui ne manquait pas de faire changement. Or, sur le chemin du pont de commandement, elle avait repris tout son sérieux, juste à temps, visiblement. Ils croisent l’officier Janssen, visiblement mal à l’aise de revoir la vice-capitaine de sitôt. « Capitaine… vice-capitaine… » qu’il les salue timidement. Plutôt que de le sermonner pour son manque d’initiative, Evelyn se contente de lui décocher un sourire qui se veut franc. « Je vous remercie d’avance pour votre discrétion, officier Janssen, et pour votre soutien, il y a quelques heures. » Soutien moral et vague, essentiellement, mais soutien quand même. Elle espérait surtout qu’il ne s’était pas déjà ouvert le mâche-pain à raconter à qui voulait l’entendre le sort de la vice-capitaine.

Le sourire malicieux qui prit place sur les lèvres de sa vice-capitaine fut suffisamment parlant pour la dispenser de lui donner les explications qui suivirent. Ça n'était pas le genre d'expression que Khan pouvait se vanter de voir souvent sur le visage d'Evelyn et même si les circonstances étaient déplaisantes, il y eut comme un air de victoire qui traîna dans l'air, presque visible dans le sourire involontaire qui étira sa moustache alors qu'il regardait une nouvelle fois droit devant lui. Il se demanda si, comme il le pensait, ils avaient l'air de deux gamins ayant joué un mauvais coup à un camarade ennuyeux sans que rien ne les incrimine aux yeux du professeur. C'était sans doute le cas et la réalité n'était de toute façon pas trop éloignée de cette image.

En vérité, la raison véritable qui avait fait sortir Evelyn de ses gonds faillit lui arracher un gloussement qu'il camoufla en éternuement. C'était typiquement le genre de chose qu'aurait pu dire Aldor à une femme comme elle. Typiquement le genre de chose que Khan retenait pour garder une image intacte, à part lorsqu'il se retrouvait à parler en privé avec Hartmann pour une raison ou une autre. Il était de toute façon préférable que leurs échanges se passent de public, puisqu'ils étaient incapables de discuter sans manquer d'en venir aux mains.

-Évidemment, se contenta-t-il de confirmer, le sourire toujours présent et le regard balayant les environs.

Ils eurent tout le temps de retrouver leur sérieux, ainsi que leur dynamique habituelle, alors qu'ils cheminaient ensemble le long des couloirs très fonctionnels du Colossus. Khan regretta une nouvelle fois le manque de confort, d'attrait, que les murs à l'ossature quasiment apparente pouvaient proposer aux Stellariens. Rien que de l'utilitaire. Les capitaines précédents avaient tous faits en sorte de simplement maintenir le vaisseau tel qu'il l'était, de poursuivre les mêmes affaires sans essayer d'améliorer, de modifier, d'optimiser, comme si le changement avait effrayé ses prédécesseurs. Khan n'était pas effrayé par le changement. Khan n'était pas effrayé par grand chose et chaque chose qui l'avait vraiment terrifié avait débouché sur une opportunité de changement, à saisir ou non.

Ce vaisseau était à l'image de la personne qu'il était avant. Sans décorum, brut, utilitaire. Il n'y avait pas de subtilité dans la ferraille nue et froide qui recouvrait les couloirs, pas de tentative de masquer sa nature dans l'aplomb avec lesquelles les poutres métalliques, les rivets, les poignées de caches utilitaire étaient exposées, comme s'il ne s'agissait là que d'un énorme hangar dans lequel rien ne vivait. Ce vaisseau crachait sa nature à la gueule de tous les stellariens, de tous les étrangers de passage, de tous les loubards qui venaient s'y perdre et sans surprise, c'était ces derniers qui s'y retrouvaient le mieux, loin des coins trop propres, trop aménagés, trop aseptisés des autres vaisseaux. Le Colossus avait besoin de montrer un autre visage à la flotte, un visage à l'image de celui que Khan montrait en ce moment même. Il n'avait pas besoin de changer fondamentalement, ça n'était pas ce qu'on lui demandait. Il avait besoin de se construire une nouvelle image, une nouvelle façon de rester utilitaire, mais en gagnant l'attrait qui lui manquait.

Khan salua de la tête l'officier qu'ils croisèrent, mais contrairement à Evelyn, il ne s'arrêta pas pour discuter, continuant son chemin, les mains liées dans le dos avec l'assurance de ceux sur qui tout pouvait rebondir sans les blesser, puis entra sur le pont tel le propriétaire des lieux qu'il était. Le vaisseau avait besoin de changer et tout comme Khan avait reçu l'aide involontaire de son entourage lorsqu'il avait décidé de se remodeler, le Colossus allait bénéficier de l'aide de Khan et de celle désormais indiscutable de la vice-capitaine Evelyn Olsen.