« Putain, j’ai toujours rêvé de faire ça. » Et le coup part sans préavis. D’un revers de la main, le pirate claque dans la mâchoire de Nilin. Ethan ne s’est pas pris le coup. Mais c’est tout comme ça. Il bouillonne, il enrage et il a mal comme elle a mal. S’il ne pense qu’à insulter la mère du lâche qui se fend encore de rire, il sait qu’il se fera devancé par la jeune femme. Cela relèverait d’un miracle que ce salaud ne perde pas un doigt au passage. Le blond ne peut rien faire si ce n’est regarder les pièces explosées de son bras de fer éparpillées dans la pièce, la preuve de sa défaite cuisante. Ses bourreaux n’avaient eu qu’à attacher sa dernière main, non sans raillerie sur sa condition d’infirme. A deux contre trois, le capitaine et sa seconde n’avait rien pu faire, aussi enragés soient-ils. Dès lorsqu’ils fusillèrent son bras, Nilin ne pouvait que compter sur un demi homme pour la protéger. Il sut à cet instant qu’il mettrait des années, sinon jamais, à cesser de s’en vouloir pour avoir échoué, même si elle l’excuserait.

S’ils étaient tous deux prêts à tout pour leur liberté et celles des réfugiés, les trois hommes, eux, avaient vendus leur humanité contre un paquet de fric. Après avoir bataillés comme des acharnés, vaincus, ils furent descendus de force dans la soute. Là où ils avaient déjà pris soin d’enfermer la famille de futur esclave. Ethan n’eu pas besoin de voir clair pour ressentir la peur ambiante. Il en était de toute façon incapable. Le sang qui s’écoulait de son arcade sourcilière pétée l’empêche d’y voir clair. Ils tous là, ligotés comme du vulgaire bétail. Une partie allait être vendu et l’autre, eux deux, abattus.

Alors que l’un des pirates s’amuse à faire payer à Nilin toutes les années où elle que trop ouvert la bouche, Vince se poste devant l’ancien capitaine. Vince était le plus ancien. Un gamin sans foi ni loi qu’Ethan avait récupéré pour sa hargne, et secrètement pour essayer d’en faire un type bien. Cela faisait presque dix ans qui connaissait cette tête con. Et aujourd’hui, il était celui qui avait initié cette rébellion. Pour de l’argent, une paye plus grosse contre sa dignité. Ethan avait toujours cru qu’il finirait par tomber à cause d’une fille. Mais le gamin avait grandi. Et il comptait bien lui prouvé en se tenant debout devant le blond, cloué au sol. Sauf qu’Ethan en a plus rien à faire. Il crache à ses pieds, salive, sang et même un peu de bile. Il aurait vomi son dernier repas sur ses chaussures s’il avait pu. Il veut rire, se foutre de sa gueule mais le pied de Vince fuse aussitôt dans sa mâchoire. Le sang lui monte à la tête quand il se mord la langue, le mettant à terre quelque secondes.

« T’arrêteras de faire le malin dans quelques minutes. Vince crache entre ses dents serrés en secouant sa chaussure. Kemper, tu veux avoir le plaisir de lui annoncer ? » En se redressant, Ethan jette un coup d’oeil à la jeune femme à ses côtés qui devait tout autant avoir souffert de son insolence. Un regard qui lui demandait de tenir le choc. « Me-rry Fi-eld. Merry Field ! » Le grand beta y voit un jeu. Comme un enfant qui répète qu’il va à SpaceDisney. Alors que pour le blond, c’est un électrochoc. La révélation qui le fait sortir de ses gonds. Il bondit rageusement du sol, amenant avec lui les liens qui le retenaient aux barres de fer. Deux centimètres. C’était tout ce qui lui manquait pour assommer Vince d’un coup de tête. Ce dernier avait reculé par précaution, ou plutôt par peur. « Un geste de plus et on rajoute ta pouffe dans le lot. Le menace tombe en même temps qu’il se saisit de la tignasse de Nilin qui force à ramener vers lui. Repose immédiatement ton cul. » Ethan ne veut pas obéir. Il s’y refuse. Il a déjà mal à l’idée de se remettre à genoux devant lui. Mais ce n’est rien comparé à la torture qui l’attendait en sachant Nilin sur la colonie.  Alors il fléchit et se rabaisse dans l’espoir de pouvoir au moins la sauver elle.

Le coup part si vite qu’elle n’a pas le temps de réaliser. Même la douleur n’est plus la même qu’au début. C’est devenu sourd, ça remue sous la peau boursouflée de sa pommette, ça éclate sous ses paupières closes. Nilin est en train de regretter d’être venue au monde – mais elle ne gémit pas une seule seconde. Parce que quelque part, elle sait que ça serait leur donner satisfaction et elle préférerait crever plutôt que leur offrir l’occasion de se foutre un peu plus d’elle. Visiblement, il y en a qui ont terriblement mal digéré le fait d’être dirigés par une femme ces dernières années. A moins qu’ils n’aient été simplement bercés trop près du fuselage. Possible, vu la manière dont Kemper se met à beugler. Chanter. De toute façon, dès qu’ils parlent, elle a envie de leur dire de la boucler. Sa tête bourdonne horriblement, comme la dernière fois qu’elle avait pris une cuite dans ce bar paumé. Sauf que maintenant, elle a du sang plein la bouche. Et c’estt vraiment dégueulasse. Nilin ouvre un œil rouge, cherche un repère dans le brouillard de souffrances qui l’étouffe, elle ose même lever le menton. Sur le côté, un mouvement rapide trahit la présence d’Ethan. La pression sur sa poitrine s’évapore un peu en le sachant suffisamment en état pour se démener comme un beau diable. Néanmoins, avant qu’elle n’ait le temps d’acclamer l’effort, des doigts s’emmêlent à sa tignasse brune pour la soulever brusquement du sol. Elle serre machinalement les mâchoires. Les yeux aussi, parce que ça fait putain de mal. Les poings, par désespoir. Jamais elle n’a autant regretté de ne pas savoir correctement se battre. Parce qu’elle lui en aurait fait bouffer à Vince des « pouffes. » Il n’aurait jamais osé l’appeler comme ça si elle n’avait pas été menottée comme une carcasse qu’on vend aux enchères. Elle entend la menace qu’il adresse à Ethan et le silence qui suit. C’est ce qui la force à rouvrir un œil. Le capitaine courbe l’échine. Une autre qu’elle aurait remarqué qu’il le faisait pour lui sauver la peau, mais Nilin n’est pas le genre à être touchée par ce qu’elle ne comprend pas. Et il y a finalement beaucoup de choses qu’elle ne comprend pas encore, du haut de ses vingt-deux ans.

« Fais pas ça Ethan ! » Elle a tout juste le temps de finir sa phrase que Vince la secoue, raffermissant sa prise entre les mèches couleur corbeau. La jeune femme a une pensée, totalement détachée, qui lui traverse l’esprit comme une comète. Putain, je vais être chauve si ça continue. « Allez Vincette, arrête de te la jouer devant tes copines, on sait tous les deux que t’as pas ce qu’il faut – » La crosse d’un blaster s’écrase sur le coin de sa bouche. Elle manque de s’étouffer avec la giclée de sang qui explose dans sa bouche. Y’a même un morceau dur qui lui érafle la gorge. Est-ce que c’était un morceau de dent ? « Espèce de… » « J’serais toi, j’apprendrai à la fermer, Jaenke. Ce serait con que tu te retrouves sans ta langue. » Elle lui jette un regard noir, le genre à tuer sur place. Sauf qu’elle ne fait pas que ça. L'orpheline le regarde pendant quelques secondes avant d’esquisser un sourire goguenard. « Vince ? » Il fronce un sourcil, relève machinalement son arme pour la tranquilliser. C’est qu’il la connaît, la vipère. Nilin frappe sans hésitation. Son épaule s’enfonce dans les parties du pirate, le forçant à se reculer brutalement s’il ne veut pas se faire écrabouiller les noyaux. « T’es complètement cinglée putain ! » « De rien, Vince. » La Martienne expulse le sang de sa bouche, haussant les épaules, parfaitement consciente qu’elle vient de se mettre en première ligne pour une mort prématurée. Mais ça valait le coup. Du moment qu’elle n’a pas à assister au meurtre d’Ethan en se sachant impuissante, tout vaut le coup. Pendant que Vince se redresse en respirant comme un animal essoufflé, elle se permet de jeter un coup d’œil vers son capitaine. Lequel n’a franchement pas l’air ravi de son intervention. Leurs prunelles se croisent, se jaugent. Quoi ? T’aurais fait pareil à ma place. Elle remue encore les épaules, s’arrête immédiatement. Tout son corps commence à lui faire vraiment mal.

Et au léger vrombissement qui se met soudainement à résonner, elle oublie jusqu’à sa langue qui pisse le sang ou l’œuf qu’elle doit avoir sur le visage – un œuf géant, à n’en pas douter. Parce qu’elle reconnaît parfaitement ce bruit. C’est celui d’un blaster qui charge. « Si vous êtes pas capables de vous tenir, autant régler le problème tout d’suite. Vous êtes aussi cons l’un que l’autre. » Il pose le canon contre le front d’Ethan, simplement. C’est le geste qui fait réagir Nilin. Elle réfléchit à toute vitesse, remue les menottes en faisant mine de s’étirer. « J’te pensais pas si con. » La mort la regarde en face. Elle louche sur le canon. « Répète ça ? » « Je disais : t’es probablement plus con que je le pensais. » Elle la voit s’étirer, la seconde pendant laquelle il hésite à juste presser la détente. Kaboom, adieu l’emmerdeuse. Alors elle ouvre la bouche, pas trop parce que ça fait un mal de chien, et elle rajoute : « C’est pas comme si certains paieraient pas la blinde de crédits pour Ethan. Ou pour avoir le simple plaisir de me buter. » Son ancienne équipe. Eux, ça faisait longtemps qu’ils voulaient lui mettre la main dessus.

« T’es trop focalisé sur ta petite vengeance pour le comprendre, pas vrai ? T’as jamais digéré qu’il m’ait gardé en seconde alors que t’avais tout fait pour grimper. » Nilin se laisse retomber contre le métal froid dans son dos. « Alors Vince, plus de pognon ou un petit coup rapide ? »

Plier le genou, une humiliation qu’il était persuadé ne jamais subir un jour. Il était libre, non ? Il avait brisé ses chaînes, fait profil bas, fuit là où personne ne le retrouverait. Et s’il devait mourir plus tôt que prévu pour profiter ne serait-ce que pour quelques heures de liberté, ça valait le coup. Pourtant, le voilà, les genoux plantés dans le sol métallique, le menton contre le torse. Cela faisait un mal de chien que de courber ainsi les épaules, comme si le poids d’une supériorité qu’il ne voulait pas reconnaître l’écrasait. Tout ça parce que cette liberté ne valait pas la peine d’être vécue sans Nilin. Sans cette gamine talentueuse ramassée pour sa hargne et son regard brûlant. Aujourd’hui il aurait tout donné pour éteindre ce feu de rébellion en elle. Qu’elle se taise, qu’elle obéisse à son capitaine pour une fois. Les yeux fermés, le poing serré et la mâchoire crispée, Ethan pris pour pas qu’elle ne dise le mot de trop. Ils étaient déjà assez dans la merde comme ça.

Faut croire qu’il n’avait pas prier assez fort. Il ouvre les yeux sur Vince, plié en deux par un coup visiblement bien placé. Mais elle n’est pas à féliciter. Au contraire. Les yeux du blond s’écartent, furibonds, plantés sur Nilin qui semble pas mesurer la gravité de la situation. Il n’a pas le temps d’en placer une que le canon pressé sur son front l’oblige à relever le menton. Le voilà qui allait payer pour ses conneries. Il se fout bien de mourir à sa place. Ce qu’il ne supporte pas, c’est de mourir les genoux à terre, comme si tout ça n’aurait servi à rien. Il espérait seulement, rien qu’un peu, que cela lui serve de leçon si elle arrivait à survivre. Qu’un idiot qui tenait un peu trop à elle est mort pour ses conneries. « Nilin, ta gueule. » Qu’il ordonne alors qu’il l’entend encore fanfaronner. Sauf qu’elle a raison. Cette fois, elle vient de les tirer tous deux d’affaire avec ce détail non-négligeable. Ethan comprend qu’elle a visé juste quand il sent la pression du canon sur son front diminuer. Vince semble réfléchir plus que sérieusement. Et le temps se suspend.

Une violente secousse agite l’Abatross, signe que le vaisseau entrait dans l’atmosphère d’une planète. Apeurés, des cris s’échappent depuis les réfugiés qui s’étaient resserrés entre eux, comme des bêtes qu’on emmenait à l’abattoir. Ils s’imaginent tous le pire. Mais seul Ethan sait réellement ce que ça voulait dire. Il y a cette odeur de soufre, imperceptible mais que lui arrive à sentir. Une odeur qui a tant brûlé ses narines, qui ne l’inspire rien d’autre que l’enfer de la profondeur des mines. Vince rabat son blaster et fait un signe à ses deux autres complices qui s’activent à préparer les futurs esclaves. « Si je peux gagner du fric en vous regardant mourir, je prends. » La panique envahit la soute, des coups sont distribués gratuitement pour tenter de ramener un peu de silence. Il ne demeure que les sanglots d’une mère et son enfant. Ça prend Ethan aux tripes. Ca le renvoi aux propres pleurs de sa mère qui, accrochées à la manche de son mari, suppliait de tout son être pour ne pas être abandonnée. L’imagine, enterrée depuis des années dans les tréfonds de ses souvenirs, resurgit, nette et précise comme s’il la répétait en boucle depuis ce jour.

La carlingue s’agite un peu plus jusqu’à totalement se stabiliser dans une dernière secousse. Ils avaient atterris. La porte du vaisseau se dévérouille et l’air poussiéreux s’engouffre, propulsé par le dégagement des moteurs encore chaud. « Faites vos adieux les tourtereaux. Je reviens dès que j’ai réussi à négocier un prix pour notre super capitaine. » Il semble tout ravi, ce foutu gamin. Parce que c’est Ethan qui lui a appris à négocier, à vendre la moindre camelote. Quelle consécration cela devait être de le vendre lui. Rapidement, il ne reste plus personne si ce n’est le capitaine et la seconde, laissé pour compte. Un instant qu’il aurait dû saisir. Il aurait pu profiter de cette dernière pour se battre encore une fois pour la liberté. Mais il était cloué au sol, les yeux rivés vers l’extérieur rougeâtre de la colonie. Il était tétanisé à l’idée d’y retourner. il avait eu la force de partir une fois, il ne l’aurait pas deux fois.

L’ordre de son capitaine l’effleure sans l’atteindre. Elle ne va pas attendre que l’autre abruti presse la détente – et puis il faut bien qu’elle soit à la hauteur de sa réputation de tête brûlée. Until the very end. Son coup de bluff fonctionne contre toute attente et, quand Vince se retourne, elle laisse son menton reposer sur sa poitrine avec un soupir qu’elle ravale de justesse. Elle pensait que c’était la fin, pour elle ou pour Ethan. Finalement, ils ne sont qu’en sursis. Les menottes tintent quand Nilin tente de s’en défaire pour la énième fois. Elle n’accorde pas de regard au capitaine étrangement silencieux, songeant qu’elle aurait tout le temps de se prendre le bec avec lui quand ils seraient sortis de là. Encore un effort. Les pleurs du gamin lui paraissent à des kilomètres. Rien ne l’atteint véritablement, la Martienne. Sauf l’envie de rendre la monnaie de sa pièce au pirate qui leur a tourné le dos. Elle est motivée par une hargne certaine, qui l’empêche d’éprouver autre chose. Pourtant, ce ne sont pas les émotions qui manquent : la peur de crever, déjà. La terreur d’y passer après Ethan. L’amertume de la trahison, après six années à se traîner ces boulets dans son sillage. « Putain, si j’avais su… » Si j’avais su. Elle marmonne entre ses dents, focalisée sur le mécanisme de ses attaches. L’Albatross tremble plus fort jusqu’à ce qu’ils percent complètement l’atmosphère. Un parfum de souffre se répand dans la soute, ça lui pique la gorge et les narines, les yeux aussi. Elle a des larmes qui lui viennent machinalement et elle frotte son minois contre le tissu sur son épaule, pestant contre cette putain de colonie. La carlingue se stabilise. Le temps leur est compté.

« File-moi un coup de main, au lieu d’rester planté là… » C’est l’absence de réplique cinglante qui pousse Nilin à relever la tête. Et au moment où elle va pour lui demander ce qu’il a, Vince revient avec un sourire greffé aux lèvres. Elle crache du sang à ses pieds, réfrène l’envie de l’arroser de toutes les insultes qu’elle connaît – et elle en aurait pour des jours. Tout ce qu’elle veut, c’est qu’il se tire pour qu’elle puisse trouver un moyen de les sortir de là. Les pauvres gars qu’ils transportaient se font tirer hors du vaisseau, les bottes martèlent le sol, remuent l’air poussiéreux qui la fait toussoter. Une partie d’elle espère qu’il va se montrer trop gourmand, que quelqu’un, exaspéré par ses fanfaronnades finira par lui tirer une balle en pleine tête. Sauf que dans leur monde, tout tourne autour des crédits, et les personnes qui tournent leur veste comme Nilin ou Ethan finissent souvent par crever en premier. A moins que ce ne soit parce que le pilote avait quand même, derrière ses poings ensanglantés et ses mots brutaux, un semblant d’honneur. C’est un peu ce qui les a foutus dans cette situation, à bien y réfléchir. Par moments, la Martienne se surprenait à regretter de l’avoir suivi, parce qu’il lui avait rappelé ce que c’était de se soucier des autres. Sans aller jusqu’à vendre ses semblables, elle aurait été prête à beaucoup de choses s’il n’avait fait partie de sa vie. « Hey, j’te parle ! » Même si présentement, la gratitude n’était pas le sentiment prédominant.

Avec un soupir agacé, Nilin se remet à secouer ses menottes. Elle cherche une faiblesse dans les maillons, quelque chose, la moindre petite occasion de s’en débarrasser. Elle sait pourtant que c’est futile, parce qu’elle a l’habitude de les vérifier elle-même. Ses joues se creusent quand elle serre les mâchoires. « Je vais le regretter… » Un regard, très bref, vers le capitaine absent. « Tu m’laisses pas le choix. » Quatre secondes exactement. C’est le temps que la jeune femme met pour se décider. Elle inspire brusquement, bloquant l’air dans ses poumons pour s’éviter de grogner trop fort quand elle démet l’articulation de son pouce pour faire glisser sa main avec difficultés. La douleur se répand jusque dans sa poitrine et lui fait voir mille et une étoiles. Elle en oublie presque l’endroit où elle se trouve. « Par toutes les putain de novas… » Elle expire, détache l’autre menotte. Sa respiration siffle entre ses lèvres pincées. « Ethan ! » Nilin le secoue de sa dextre indemne, sèchement. Il n’y a pas le temps pour plus de manières. « Mais qui est-ce qui m’a foutu un cyborg pareil ! » Une partie d’elle s’inquiète, sincèrement. Elle n’aime pas le vide qu’elle devine derrière son regard fixe. Elle connaît le passif qu’il a avec Keller, et même si les détails sont encore dissimulés, elle n’a pas besoin de plus. Seulement, elle ne sait pas le ramener avec des mots tendres et des gestes attentionnés. Alors elle fait la seule chose qui lui vient à l’esprit : elle lui met une claque monumentale, avec sa main blessée. Et la serre subitement contre son estomac en réprimant un cri de douleur. « Je te jure par Mars que si tu ne décides pas à te bouger, je vais y aller toute seule, et tu ne pourras que t’en prendre à toi-même ! »

Nilin crie en chuchotant, parce qu’elle n’a pas envie d’attirer l’attention d’éventuels gardes restés dehors. Elle défait l’attache qui retient Ethan, impuissante quant à ce qui le bloque réellement, elle lui fourre même le plus gros morceau de son bras en ferraille contre le torse – un peu trop fort, sûrement. « Je t’abandonne pas ici, alors remue-toi Ethan. » S'il te plaît. Sa voix est ferme. Lucide malgré la douleur qui irradie à travers tout son corps. Until the very end.

Ethan est coincé là, attaché au sol par ses liens, paralysé par la douleur mais surtout, tétanisé par la peur. Une peur qu’il n’avait pas ressentie depuis plus de dix ans. La dernière fois, c’était au même endroit. Sur cette même foutu planète. Quand, pris d’un élan de panique, folie ou de courage, appelez ça comme vous voulez, il alla à la rencontre de ses pirates. Comment diable avait-il fait pour leur tenir tête ? C’est une foutu question qu’il se pose tous les jours. Mais tous les jours, il était satisfait du résultat, libre qu’il était. Jusqu’à aujourd’hui. Ses yeux sont rivés vers l’extérieur poussiéreux. Il ne craint qu’une chose : voir débarqués ces hommes en noir qui ont fait de son enfance un calvaire. Eux et leur petit logo orangé, si discret mais si marquant. S’ils montent à bord de l’Albatross, ça sera pour lui. Ils l’embarqueront comme ils l’ont embarqué à treize ans pour lui arracher son bras. Sauf que cette fois, ça sera sa vie. A moins qui le mette dans une cage et qu’ils le programme à nouveau pour exécuter le moindre ordre. Vous seriez surpris de voir à quel point on peut facilement asservir un homme. Même un esprit libre comme Ethan craquerait.

Il n’a pas le temps de s’engouffrer dans ses cauchemars, d’être pris de remord en repensant à sa mère non loin, que la claque tombe, comme un réveil brutal. L’engueuler pour ça ne lui vient même pas à l’esprit. Sûrement même qu’il la remerciera, bien plus tard. Il lève le voile de peur de son regard et se remet dans la situation initiale, comme assommé d’un long coma. En voyant Nilin faire les quatre cent pas, il comprend qu’elle s’est défaite de ses liens et lui aussi. Il n’a pas le temps de se mettre debout qu’elle lui colle sa prothèse, ou le bout de ferraille, contre le torse. Il referme instinctivement son bras valide contre pour la tenir mais il ne sait pas quoi faire. Je t’abandonne pas ici. Pourquoi ? Il la suit du regard. Parce que ça ferait un cadavre de plus ? Parce qu’elle ne sait pas piloter le vaisseau ? Ethan veut croire que c’est plus que ça. Qu’elle ne l’abandonne pas, qu’elle nd l'abandonnera jamais, car sinon plus rien n’aurait de sens.

Le capitaine se met sur ses deux pieds malgré la douleur qui le tiraille. Il vacille, cherche ses repères. En tentant de prendre une inspiration il reconnaît la douleur des côtes cassés qui va rendre chaque souffle pénible. Le temps devient soudainement compté quand le bruit des pas dans la terre se fait entendre jusqu’à eux. « Merde ! Merde !» Il se débarrasse de sa prothèse et s’engouffre dans le couloir qui remonte jusqu’à la cabine de commande. « Nilin ! » Il sait, il la connaît trop. Fuir n’était pas une option qu’elle avait jamais réussi à intégrer. Il revient à elle, agrippant sa nuque dans un geste qui se veut aussi ferme que compatissant. Ses yeux bleus se plongent dans les siens alors qu’il mêle ses doigts à sa chevelure. « On se casse, tu m’ent- » Un coup de blaster passe juste au-dessus de leur tête. « Vince ! VINCE ! » Les hurlements se font entendre à l’extérieur alors que les deux se sont abrités derrière une caisse de rangement. Les tirs font ragent au-dessus de leur tête, détruisant lentement l’intérieur du vaisseau. Un tir explose un câble et avant que les étincelles leur retombe dessus, Ethan couvre la tête de Nilin de son bras. Il la tient un instant contre lui, alors que les centaines d’éclat d’électricité lui brûle la peau. « On repart à deux, fais pas la con, t’as compris ? A deux. » Qu’il glisse dans les quelques secondes de répit qu’ils ont. Il finit par se détacher, glissant un rapide coup d’oeil par-dessus avant de trouver un échappatoire jusqu’à la cabine de pilotage.

C’est toujours compliqué avec Ethan. Avant lui, Nilin ne se posait pas autant de foutues questions sur ce qu’il fallait faire ou non. Elle agissait soit parce qu’elle le voulait, soit parce qu’on lui proposait une somme suffisamment intéressante pour le faire. Peut-être qu’à l’époque, si elle avait su que ce serait aussi emmerdant d’avoir sa conscience perpétuellement stimulée par quelqu’un, elle n’aurait pas accepté l’offre du pirate. Mais elle en avait assez de rouler pour son autre équipe, elle s’était lassée, elle savait qu’ils finiraient par se retourner contre elle, alors elle avait conclu un deal avec le type qu’elle aurait dû faire exploser dans son vaisseau. Il l’appréciait pour son talent au début, et ça lui plaisait. Parce que la Martienne était parfaitement conscience que tant que c’était le cas, il prendrait soin d’elle – à la façon rustique des leurs, évidemment. Elle ne demandait pas grand-chose en même temps. Juste de vivre un peu, et pas de passer le reste de sa vie à être perpétuellement rabaissée en tant qu’esclave. Progressivement, Ethan avait commencé à lui distribuer des conseils et des ordres. « Ramène pas ton moteur à table et lave tes mains. » Comme à une gosse à laquelle on apprendrait les bonnes manières. « On est une équipe. On laisse personne derrière. » Sauf, peut-être, s’ils étaient cons comme Vince. Mais Ethan avait bien aimé Vince… Pour le bien que ça lui faisait maintenant, Nilin lui aurait presque rappelé qu’elle avait pas pu se le sentir depuis le début. Mais c’était pas représentatif : elle n’aimait personne, dans le fond.

Elle est déjà sur ses pieds, prête à se déboîter le reste de ses os quand les premiers pas résonnent. La terre qu’on remue s’engouffre dans la soute. Une partie d’elle a juste envie de se jeter dans la mêlée, parce qu’elle sait que ses chances de survie sont quasiment nulles. Elle se dit qu’au moins, ce serait l’opportunité d’en prendre quelques-uns par surprise. Elle oublie qu’elle ne sait pas se battre – pis, qu’elle n’a pas d’arme. Son pouce démit lui fait mal. Son corps lui fait mal. Pitié, que ça s’arrête. Ce serait la pensée logique d’une personne poussée à bout. Ceci dit, Nilin en a vu d’autres. Elle n’en parle juste pas. Elle n’a pas envie qu’on la plaigne ou qu’on la prenne en pitié. Ce genre de compassion la révulse. Seuls les forts dominent le jeu. Un vieux leitmotiv qu’un des types n’arrêtait pas de raconter quand elle était encore obligée de garder le menton collé sur la poitrine, les yeux rivés au sol. Mais Ethan est plus rapide que les pas, que la colère ou que ses pensées. Il glisse sa main, sa seule main valide, sur sa nuque de façon à la retenir. Elle sent la pression de sa paume calleuse contre sa peau. Ses mèches rebelles qui s’emmêlent à ses doigts. Elle veut le repousser, et lui rend son regard avec une rage clairement visible. « Je veux p– » pas qu’ils s’en sortent comme ça. Oh, il sait ce qui se trame sous sa crinière en bataille, derrière ses prunelles dévastées. Il sait qu’elle ne leur pardonnera jamais.

Ils sont pris au dépourvu par un tir de blaster. Le corps de la Martienne est tiré brusquement contre celui du pirate, qui marmonne quelque chose d’une voix étouffée. Sa respiration se bloque dans sa poitrine. Les étincelles dansent autour d’eux, sur eux, sur lui. Peut-être que la scène aurait pu être belle, poétique sans doute, s’il n’y avait pas eu cette menace dissimulée juste derrière le feu d’artifices. Ethan la relâche subitement, fonçant vers la cabine de pilotage. Et Nilin, elle sait qu’il ne va pas aimer ce qu’elle fait. Elle se jette à genoux, s’éclate les ongles à ouvrir une cache sous une banquette d’où elle tire un blaster qu’elle pointe vers la première silhouette qui projette son ombre dans la soute. « MERDE ! » Ils n’auront pas le temps de bouger si elle reste là. Alors elle court, elle inspire des bouffées de poussière et souffre, elle tire. « Vince ! » Oh, elle veut tellement voir sa petite tête de con quand elle va l’abattre. Parce qu’elle veut le faire. Outre la distraction qu’elle offre involontairement à son capitaine, c’est le besoin de se venger qui prédomine. Elle n’a jamais été douée pour survivre, la gamine. Vingt-deux ans et la mort penchée au-dessus de son épaule, à décompter les années qui s’envolent pendant qu’elle foule la terre nocive de Keller. « A l’aide ! »

Sur sa gauche, un des rescapés profite des coups de feu pour courir dans sa direction. Il est cinglé – ou désespéré. Elle se détourne de lui, ne lui accordant qu’une seconde de son attention avant de canarder de plus belle les cibles qui courent se mettre à couvert. Elle ne sait peut-être pas se battre, Nilin, mais elle vise plutôt bien. Sur les trois traîtres, il y en a déjà un à terre qui s’étouffe dans son propre sang. La victime passe près d’elle, l’effleure avec un « merci » que la jeune femme ne comprend pas. Merci pour quoi, au juste ? Je t’ai pas sauvé la peau. Peut-être qu’à ses yeux, Ethan et elle sont des héros qui risquent leur vie pour eux. Sauf que c’est loin d’être le cas. Les moteurs crachent plus fort dans son dos, la noyant dans une bouffée de chaleur chimique. Et alors qu’elle se demande, brièvement, si Ethan va en profiter pour se tirer, un bras se referme autour de sa taille pour la soulever. « Laisse-moi ! Laisse-moi ! » Elle éructe, enrage. Tous des pauvres cons. Dire qu’elle avait bien voulu commencer à leur faire confiance. Ethan la jette pratiquement dans la soute qui se referme pendant que l’Albatross prend son envol. Sans lui au milieu, elle aurait sûrement sauté du vaisseau. « Putain ! » A défaut, elle jette son arme et donne un violent coup de pied dans une caisse. « Quelle bande d’enfoirés ! »

Dans un coin, le survivant de la vente observe le volcan qui semble finir d’éclater. Les mots et la rancœur se dirigent vers la seule personne capable de la canaliser. « Je t’avais dit qu’il valait pas le coup ! Je te l’avais dit ! C’est de ta faute ! » De sa main indemne, elle le pousse avant de le rattraper par le col. Ethan est en aussi mauvais état qu’elle, mais elle s’en fiche. Du sang coule sur son menton, ses dents brisées mordent sa lèvre inférieure. « C’est de ta faute Ethan ! On a failli tout perdre ! » J’ai failli te perdre et je sais pas ce que j’aurai fait. « T’as été con. T’es con, putain. » Comme si ça allait soulager la brûlure de la trahison qui lui dévore la poitrine, elle le secoue faiblement. Ses forces la quittent maintenant qu’elle n’est plus en danger de mort immédiat. L’adrénaline reflue. Pas la colère.  

C’est à moitié sur les genoux qu’Ethan s’engouffre à l’avant du vaisseau. Il racle les murs, cogne contre les portes en ignorant la douleur qui s’accumule dans son corps. La situation ne lui permettait pas d'avoir le temps de pleurnicher pour quelques hématomes. Il manque de s'écrouler en arrivant dans la cabine de pilotage. Il se rattrape à son siège dans lequel il se glisse pour faire face au tableau de commande. Les moteurs s’allument aussitôt qu’il le commande pendant qu’il détermine une trajectoire de décollage. Une rapidité qu’il ne doit qu’à son expertise accrue et qui vient probablement de leur sauver les fesses. Il m’était au défie quiconque de faire décoller un vaisseau dans son état, amputé d’un bras et d’un œil. Le blond ne s’accorde qu’une seconde de vantardise avant d’être rappelé par les échanges de tirs. « NILIN ! BORDEL NILIN MONTE ! » Qu’il ordonne sans savoir si elle l’entend. Il n’a qu’une crainte, c’est de voir son cadavre sur le sol poussiéreux de Merry Field. Mais elle est là, à se battre comme une enragée alors qu’elle en a déjà mis un à terre. Il plonge pour la récupérer. Il met les deux pied à terre, sur ce putain de terre. Il s’était promis de jamais fouler le sol de cette colonie à nouveau. Et pour elle, il brisait ce serment. Il la saisit par la taille et c’est sans délicatesse qu’il la jette à l’intérieur de l’Albatross. Son bras martèle le bouton de fermeture alors que le vaisseau décolle comme prévu par ses soins.

C’est fini qu’il soupire silencieusement. Il ferme les yeux et lève sa main contre son arcade sourcilière ensanglantée. Puis le coup fuse et il manque de perdre l’équilibre. Il saisit le poignet de la jeune femme, serre plus qu’il ne devrait. On lui avait explosé sa prothèse, explosé son crâne, ses côtes. Il avait affronté la trahison, il avait affronté Merry Field. Mais de tout ça, seul les mots de sa seconde faisait réellement mal. Terriblement. Il lui en voulait d’être aussi franche mais à quoi bon, c’était Nilin. Et elle avait raison. C’était de sa faute. Il avait merdé. Il avait été putain d'incompétent. Ils auraient pu mourir. Pire, ils auraient pu finir leur vie sur c’te foutue colonie. Par sa faute, elle n’aurait jamais pu connaître les plaisirs de la vie, la sensation de liberté. Avec sa vingtaine, il lui restait tant de chose à voir, à découvrir. Il comprend enfin une chose. Elle était sa responsabilité. Pas un fardeau, pas une obligation. Une responsabilité qu’il aurait dû prendre bien plus au sérieux.

Et pourtant, le remord qui le bouffe les tripes provoque en lui une réaction miroir avec celle de la jeune femme. « Ferme-la ! Pour une fois ferme-la putain ! » Alors qu’elle faiblit, lui enrage de l’entendre toujours dire qu’elle avait raison, qu’il fallait l’écouter. Si elle était aussi douée que ça, elle avait qu’à partir à l’aventure toute seule. « Si j’devais écouter toutes les fois où tu l’ouvres on devrait faire exploser tout le putain d’univers ! Comme ça on n’aurait plus rien à perdre. C’est ça que tu veux, hein ? » Après l’avoir secouée du bout du bras, il finit par relâcher pour la repousser. S’humectant les lèvres, il rabat ses cheveux au-dessus de son front en tentant de reprendre ses esprits. « Grandis cinq minutes. C’pas la première qu’on essaye de te tuer et ça sera pas la dernière fois. » Le capitaine lui tourne le dos, tournant en rond sans savoir quoi faire avant que les secousses du vaisseau le rappel à l’ordre. La porte glisse devant lui, lui ouvrant le chemin jusqu’à la cabine de pilotage. « Qui sait, un jour ça sera peut-être moi qui voudra te tuer après en avoir eu marre de t’entendre dire à quel point t’avais raison. » Qu'il marmonne en s'enfuyant, finalement peu fier de ce qu’il venait de dire. Jamais il n’y penserait. Enfin il croit. Il avait été incapable de tuer Vince, alors il n’imagine pas pour Nilin.

Elle n’est pas douée pour dire ce qu’elle ressent, Nilin. Ou peut-être qu’elle est justement effroyablement trop franche, par moments. Elle parle sans filtre, elle hurle des mots qui dépassent ses pensées, qui cristallisent à eux seuls toute la douleur qu’elle a éprouvé ces dernières heures. Parce que dans le fond, ce n’était pas les coups le pire à subir, c’était l’incertitude. Est-ce qu’ils allaient s’en sortir ? Est-ce qu’elle allait devoir assister, impuissante, à la mort d’Ethan ? Son capitaine. Un titre qu’il avait mérité à plusieurs reprises. Un titre qu’elle ne lui offrait que rarement du bout des lèvres, toujours avec une certaine moquerie. Et pourtant, elle n’aurait jamais pu le lui ôter. Il n’était pas seulement le capitaine de l’Albatross. Il était le sien. Alors quand subitement, il lui ordonne de la fermer, elle se fige - recule d’un pas. Ce n’est pas la première fois qu’ils se disputent comme ça, seulement c’était bien la première fois qu’elle avait eu aussi peur de se retrouver toute seule. Elle se mord si fort les lèvres que ses dents brisées font couler un peu de sang dans sa bouche. Oui. Il a raison, tout ce que je veux, c’est n’avoir plus rien à perdre. Parce qu’elle était mieux quand elle n’avait justement rien à perdre. Quand son seul souci, c’était de savoir ce qu’elle arriverait à s’acheter pour bouffer, ou quel nouveau truc elle pourrait bricoler pour rester utile. Sans le savoir, Ethan l’avait forcée à faire quelque chose de monstrueux. Il la faisait s’intéresser aux autres, et plus précisément à s’attacher à eux. Alors oui, tout était de sa faute. Elle le lui aurait répété s’il ne l’avait pas secouée aussi fort. Elle trébuche quand il la repousse. Même avec un bras, il est plus fort qu’elle, le con. Et l’adrénaline qui a reflué la rend aussi faible qu’un chaton. Ils oublient, tous les deux, dans leur colère et leur peine, qu’ils ont un spectateur silencieux recroquevillé dans un coin de la soute.

Nilin détourne les yeux quand il se recule, essaie de réprimer tous les mots, toutes les foutues insultes qui lui viennent. Les secousses la forcent à se rattraper, de sa main blessée, à une poignée. La douleur irradie son bras en lui arrachant un soupir. Vivement le sommeil. Vivement l’alcool, s’il en reste. Ethan titube jusqu’à la coursive. Ils auraient pu en rester là : elle dans son amertume informulée, lui sur ses derniers mots flamboyants. Mais ils savent pas s’arrêter. Alors il crache quelque chose, pendant que la porte chuinte pour le laisser passer. Elle relève la tête à l’instant où ça la frappe. « Alors t’aurais mieux fait de me laisser sur Keller, parce que j’arrêterai pas de le dire. » Il continue d’avancer. Il lui fait même un doigt magistral. Elle se rend pas bien compte qu’elle a attrapé une malette d’outils et qu’elle lui balance dessus - enfin ça, elle s’en rend compte au moment où elle le fait. L’objet s’écrase sur la ferraille avec un boucan horrible. Nilin prend une combinaison de secours encore empaquetée et, cette fois, le vise avec précision pour l’atteindre au moment où il se retourne. « T’as même pas été fichu de tuer l’autre abruti et tu penses que t’y arriverais pour moi ? Hein ? » D’autres tremblements agitent l’Albatross. Un truc dont ils devraient se soucier, mais ils sont trop occupés à se battre. Un casque frappe cette fois Ethan en pleine poitrine, pas assez fort pour le blesser. Juste assez pour qu’elle en éprouve une certaine satisfaction en le voyant le souffle coupé. Et puis elle se jette pratiquement sur lui, dans le couloir trop étroit, en l’attrapant par le col pour le forcer à baisser la tête vers elle. « Si tu veux que je disparaisse, suffit de le dire. Tu l’sais, tu le sais depuis le début. »

Elle hurlait, au début, maintenant elle est juste fatiguée. C’est une teigne Nilin, mais son corps a ses limites. Son pouce la lance affreusement. « Si tu veux plus de moi dans l’équipe, t’avais juste à le dire. T’as pas besoin de me tuer pour te débarrasser de moi, Ethan. » Elle desserre sa prise, le repoussant contre la carlingue. « T’en es pas capable de toute façon, t’es trop sentimental pour ça », qu’elle lui réplique comme si c’était quelque chose de terrible. Et pour la Martienne, ça l’est. Elle ne comprend pas qu’il ait pu s’attacher à elle, ou même aux autres. Parce que dans leur métier, ce genre de choses ça rend faible et vulnérable. C’est pour ça qu’elle lui a jamais dit qu’elle restait juste pour lui. Parce qu’il le lui avait demandé et qu’elle avait cru en lui. Juste assez pour baisser sa garde. Juste assez pour le regretter. « Laisse tomber, à la prochaine escale, j’irais trouver une autre équipe. » C’est à son tour d’appuyer là où ça fait mal. Des années qu’ils roulent ensemble. Des années qu’elle n’a pas une seule fois donné l’impression de vouloir reprendre. Sauf ce soir. Parce qu’il ne comprend pas à quel point elle a eu peur et qu’elle ne sait pas comment le dire. Nilin fait mine de retourner dans la soute, croisant pour la première fois depuis qu’ils se sont envolés le regard du réfugié. Elle cille. « Faudra d’abord le déposer quelque part. » Elle marmonne presque pour elle-même, s’éloignant d’Ethan en passant sa manche sur ses lèvres ensanglantées. Même ça, ça lui fait mal.  

Ethan abandonne toutes idées de répondre à sa seconde sinon par le majeur de la seule main qui lui restait. Il est fatigué, il veut s’enfermer loin d’elle et ses crises ingérables. Même s’il devait l’entendre à l’autre bout du vaisseau lui ferait plus de bien. Grave erreur. La boîte métallique éclate à quelques centimètres de lui, sa colère avec. Il est pris dans sursaut et n’a pas le temps de répliquer qu’il se prend il-ne-sait-quoi de de mou en plein visage. Si ça ne lui fait pas mal, ses paroles, elles, le poignardent. Bien sûr que non, il serait incapable de la tuer. Plutôt mourir lui-même. S’il était incapable de tuer d’autre être vivant, c’était simplement par conscience d’esprit, pour ne pas vivre avec plus démon qu’il en avait déjà. S’il ne pouvait pas tuer Nilin, ce n’était pour ne pas devenir lui-même le démon. La tuer reviendrait à tuer tout ce qui avait de bon en lui. Tout ce qui lui permettait d’avancer, de se battre, d’aimer. Il serre la mâchoire. « Ca suff- » Il n’a le temps d’une placé une qu’il est pris de court par ce casque qui percute ses côtes. La furie se jette sur lui et il ne se débat. Peut-être qu’il en a pas le temps ou pas la force. T’es trop sentimental, qu’elle poignarde une nouvelle fois. C’est de sa faute. Ça lui brûle les lèvres de lui dire. Il préfère les mordre. Le blond reste contre la carlingue contre laquelle il a été bousculé, les épaules rabaissées, la tête lourde. « Comme si quelqu’un d’autre voudra du cinglé pareil. » Il marmonne, formule mal ses mots. Il ferme les yeux, les plisse fort en priant bêtement pour qu’une solution surgisse de nul part quand il les ouvrira.

Il lève le menton et il voit le regard effaré de la pauvre victime de ce massacre. Sa bouche remue sans qu’aucun mot ne sort. Une fois sa panique maîtrisée, elle lance alors : « J’allais.. J’voulais rejoindre les.. La f-flotte. » Comme un appel désespéré, elle lance une bouée à ses deux sauveurs. Ethan la fixe longuement, calme alors que tout se bouscule dans sa tête jusqu’à ce que cela devienne comme une évidence. Ou plutôt comme leur unique solution. Vince était toujours en vie et il n’aurait aucun mal à se retrouver une équipe aussi barge que lui. Resté sur Keller c’était comme l’appeler à venir se venger. Jamais ils ne dormiraient les deux fermés. Pour rejoindre la flotte c’était comme s’enfermer dans la cage du lion échappé. C’était renoncé à tant de chose mais surtout la liberté. Son regard glisse sur Nilin qui, même si loin de lui, ne peut pas cacher sa détresse physique. Elle douillait, sûrement bien plus que lui. Elle douillerait plus s’il restait là à ne rien fait. Ils avaient plus rien. Plus d’arme pour se défendre, plus de fric pour se faire soigner. Juste un reservoir plein de carburant qui leur permettrait un aller simple pour la destination de leur choix.

Et si son seul choix était un bastion humanitaire suicidaire pour commencer une nouvelle vie, pour éviter d’être tué, pour empêcher Nilin de partir loin de lui.. Alors il s’enfermerait volontiers. « Je lance l’appel de détresse. »