Tout ce que la thérapeute faisait, disait, lui tombait royalement sur les nerfs. Personne ne l’appelait par son prénom complet sauf sa mère, et dans sa façon d’être, Jordan Katz-Mizrahi lui rappelait beaucoup trop sa génitrice pour qu’elle se laisse aller à quelque élan de loquacité. Rosa n’avait pas envie d’être là, tout comme elle n’avait pas eu envie d’être à toutes les autres séances avec le docteur Masuda. Le simple fait qu’il ait capitulé lui disait qu’elle avait eu raison de sa patience. « On n’est pas obligées de parler tout court », souligne Rosa alors qu’elle se laisse choir dans le fauteuil. La seule raison pour laquelle elle faisait encore l’effort de se présenter à ces séances de thérapie était que c’était obligatoire. Comme dans le contremaître des docks la réassignait ailleurs si elle refusait, ce qui était évidemment inconcevable pour la brune. Il y avait trop de souvenirs rattachés au Jeanne d’Arc pour qu’elle se risque à devoir trimer ailleurs. « La seule condition, c’est que je me présente, et je garde mon job. » Comme ça, les choses étaient mises au clair.

À la mention de Vince, Rosa plisse le nez. Ce qui lui déplaisait, en réalité, c’était que juste en posant les yeux sur une tablette, la psychiatre avait un accès direct à tout ce qu’elle avait pu laisser sous-entendre à son prédécesseur. Ce qu’elle savait, aussi, c’était que tout pouvait être utilisé contre elle, et elle détestait avoir l’impression d’être à son propre procès. « Très bien », Rosa concède-t-elle finalement, dans un soupir exaspéré. « J’sais que vous en avez rien à faire de ce qui va bien dans ma vie. Vous voulez juste tout savoir de mes angoisses profondes, tout ça, mais en vrai, vous allez creuser longtemps. J’vais bien. » Elle insiste. Ce qu’elle avait à cacher, elle le gardait pour elle, et personne n’avait à être au courant.

« Désolée du retard », grommelle Rosa alors qu’elle pose son sac près du fauteuil, sans répondre à l’offre de la psy. Elle n’était pas en retard de grand-chose, cinq minutes tout au plus; mais même si elle avait voulu dire que ce n’était pas de la mauvaise volonté, ça aurait été faux. Dire qu’elle était désolée aussi. Vince repartait quelques jours dans le Fer et elle n’aurait pas l’occasion de le revoir avant la fin de son déploiement, et elle avait étiré leur tête-à-tête quelque peu, égoïstement. La docker ne dit rien alors qu’elle se pose dans la chaise, observant Jordan avec insistance. Elle n’était pas comme le docteur Masuda et ses interminables silences ne semblaient pas la froisser le moins du monde. « Ma vie va toujours bien, si jamais ça vous intéresse encore. »

Dire que Rosa s'attendait à ce genre de réponse aurait été mentir – visiblement un thème récurrent de la journée. Or, il y a bien l'ombre d'un sourire sur ses lèvres lorsqu'elle mentionne son fils, sa copine aux intérêts coordonnés. Comme elle et Vince, quand il se lançait dans de longues tirades sur le métier de légionnaire et qu'elle l'écoutait sans broncher, toujours fascinée par sa passion. Elle n'en avait pas, elle. « C'est sympa pour lui. C'est chiant quand t'as l'impression de saouler quelqu'un quand tu parles. » Ça n'était pas le cas pour elle avec Vince, mais ça l'avait été avec Khan, à l'époque. « La routine. » Elle hausse les épaules à la question de la psychiatre. « Ma sœur va bien, le travail roule à merveille. V... 'fin mon compagnon comme vous dites part toute la semaine sur le Fer alors je vais sûrement l'inviter à dîner un soir. Y'a ma copine Ana que j'ai pas vu depuis un moment, aussi. Je vais en profiter, peut-être prendre un verre à la Ruche. C'est mon bar préféré. » Du babillage inoffensif. Bonne chance pour tirer des conclusions à partir de quelques phrases banales, doc'.

« Demi-sœur », qu'elle corrige finalement, consciente que c'était elle qui avait induit la psychiatre en erreur. « Elle est née sur la flotte, moi sur Terre dix ans avant. » Une différence d'âge considérable qui avait causé son lot de soucis dans ce qu'elle osait encore appeler une famille. Consciente qu'il s'agissait là d'une pente glissante, Rosa se ravise, changeant le sujet le plus discrètement possible en mentionnant la milicienne. « Sur les docks du Colossus. C'est pas écrit dans vos dossiers? » On pourrait croire qu'elle se moque, mais ça reste poli, voire sympathique. Elle détestait savoir que tout ce qu'elle disait était consigné, comme si ça pourrait revenir la hanter plus tard. S'ils décidaient d'avoir des enfants, par exemple. « J'peux avoir le thé, finalement? » C'était qu'il faisait frais, dans ce bureau.

« Bien sûr. » L'affirmation est abrupte, sèche, comme si c'était l'évidence même. Rosa s'était laissée prendre par surprise par la question sur sa relation avec Aileas et bien sûr qu'elles s'entendaient bien, c'était normal, non, quand on était de la famille? « 'fin, à l'adolescence c'était moins évident, normal. Maintenant ça va », ajoute-t-elle, comme pour se dédouaner, nuancer un peu son affirmation absolue. Dans ce cas-ci, l'adolescence avait duré vingt ans, mais valait mieux une réconciliation tardive que pas de réconciliation du tout. « Pas vraiment, non. J'y ai été juste quelques années et après ma mère a été mutée sur Mars. Puis sur Bethany, puis elle m'a traînée ici avec son deuxième mari. Je sais juste qu'on vivait en région 10. Je sais plus si ça a une signification maintenant. » Un parcours étourdissant pour une gamine qui, âgée d'à peine dix ans, a déjà quatre maisons derrière la cravate, et nulle part où vraiment faire des racines.