Ledward ne parlait plus à sa fille. Ou plutôt, sa fille ne lui parlait plus. Maelia et lui, ça avait toujours été compliqué. Ledward avait été élevé autant par ses parents que par la dure loi de la vie sur Merry Field. Ses leçons avaient été imprimées à coups de poings plus qu'à coup de clavier digital dans les écoles pourries de la colonie, quand ça n'était pas la rude affection de son propre père qui lui remettait les idées en place. Maelia avait eu de la chance de naître sur la flotte. De la putain de chance même, vu le nombre de gens qui aurait été ravis de lui faire la peau en l'honneur de son paternel.

Mais non, elle avait eu une vie facile. Deux parents qui s'accordaient au moins à dire que c'était une bonne gamine. Des copines à l'école. Pas trop de copains quand même, depuis que Led avait décidé de venir la chercher personnellement à l'école. Plus que tout elle avait eu le confort, l'abondance, le choix. Grâce à lui. Grâce à sa mère qui l'avait suivi. Grâce à cet enculé de Morales qui avait su veiller sur elle et l'aider à en faire une enfant normale et pas une sauvageonne comme il avait pu lui même en être. Et maintenant, elle lui parlait plus. Faites des putains de gosses qu'y disait.

Cependant, Ledward, mauvais père toujours en activité, inspecteur en fonction, mais surtout géniteur concerné, ne comptait pas se laisser effacer de la vie de sa rejetonne aussi facilement. Il avait apprit de source sûre que sa fille « fréquentait » en ce moment même un jeune homme de sa classe, dont il avait rapidement obtenu l'identité pour pouvoir faire son enquête sur le bonhomme. Sinjir Adkin. Ledward s'était quand même pas barré du trou du cul du monde pour que sa fille se mette à fréquenter les mêmes ordures que là-bas.

Une rapide investigation l'avait conduit à apprendre que le garçon n'avait jamais rien fait de mal. De sa vie. Entière. Ou du moins depuis qu'il était sur la flotte, mais la discrétion et la distance qu'il semblait avoir avec les autres lui mettait la puce à l'oreille. Il savait d'expérience que les p'tits gars discrets n'étaient pas toujours les plus innocents et si celui-là avait un truc à cacher, il comptait le découvrir avant que sa fille ne se retrouve impliquée dans des affaires merdiques. Ça lui ferait mal de devoir lui passer les bracelets pour une histoire de drogue à la con, par exemple.

N'ayant pas de temps à perdre en discrétion, ses rapports étant déjà foutus, Ledward se décida à aller directement demander l'avis du père du gosse, d'avoir une discussion d'homme à homme et pourquoi pas faire connaissance un peu plus officiellement avec le gamin, puisqu'il en était là. Pas question d'avoir l'impression de mener réellement l'enquête cependant, sa fille le lui ferait payer d'une façon ou d'une autre. Alors il s'était débarrassé de son uniforme pendant l'un de ses jours de congé, s'était muni du numéro de cabine des Adkin, puis était parti à la rencontre de cette famille, les mains dans les poches, comptant sur son inspiration du moment pour trouver quoi dire sans donner l'impression de braquer le père.

Lorsqu'il fut devant la porte et que quelqu'un daigna enfin lui ouvrir, il ne pu s'empêcher de se renfrogner légèrement. Le père avait la gueule de l'emploi, pour sûr, cette expression inquiète du type qui s'attend à avoir des ennuis. Ledward tenta quand même un sourire de travers.

-M'sieur Adkin, j'suis le père de Maelia Holloway, une amie de Sinjir.

Il ne lui laissait pas le choix de lui annoncer qu'il s'était trompé d'adresse, ou de personne. Son ton affirmait « je sais que j'ai le bon gars, pas la peine de jouer. » Il tendit tout de même la main, se souvenant de la politesse élémentaire.

-J'viens en père inquiet.

Depuis que tu étais parvenu à extirper les enfants de l'antre de Nova, tu tentais de garder sur les deux un regard plus attentif, acceptant même un peu plus souvent de laisser Olek se débrouiller seul dans ses projets et de jouer à quelque chose avec Valco. L'enfant, ravi de l'attention que tu lui accordais enfin, avait tenté de te faire télécharger – ou plutôt essayé de soudoyer ta Charlie – des tas de jeux auquel tu ne comprenais rien. L'enfant était en train de t'expliquer la différence entre deux types de dessins animés qui pour toi se ressemblaient un peu trop pour être vraiment dissociables lorsque l'alarme signalant que quelqu'un se trouvait devant la porte de la cabine résonna. Si tu avais été seul, tu aurais probablement laissé l'inconnu poireauter, les enfants étaient capables de rentrer d'eux-même et les autres n'étaient pas les bienvenus, mais tel un okren sentant une faille, tu voyais le regard intéressé du benjamin vers la porte. Préférant couper court aux questions et jérémiades – et chasser Nova s'il s'agissait d'elle – tu finis par t'extirper du canapé et laissait un instant ta Charlie entre les mains des enfants pour aller ouvrir la porte.

Ce n'était ni Magdalena, ni Nova qui se trouvait devant la porte mais un homme dont le physique ne t'inspirait pas confiance. Tu ne te rappelais pas l'avoir déjà vu et tu n'avais clairement pas le temps de demander à Yasha ou Charlie de qui il s'agissait. Tu clignais des yeux, l'impression d'être passé au crible par ton vis à vis faisant passer une langue de froid le long de ta colonne vertébrale. Tu t’affaissais, la tête rentrant entre les épaules et le regard déjà fuyant, tu t'apprêtais à lui demander s'il ne s'était pas trompé de cabine lorsqu'il daignât enfin ouvrir la bouche dans ce qui avait dû être à peine quelques secondes d'observation et qui t'avaient déjà semblées interminables.

« M'sieur Adkin, j'suis le père de Maelia Holloway, une amie de Sinjir. » Le père de qui ?. Tu l'observais un long moment à la dérobée sans rien dire, le sourire tordu ne t'inspirant rien de plus que des ennuis à venir et tu gardais ta main posée sur le système de fermeture de la cabine au cas où l'importun se décide à être trop pressant. Tu observais la pogne que l'homme venait de te tendre avant de relever les yeux vers le visage et de monter ta propre main à ta bouche pour mastiquer les morceaux de peau qui laissaient la chair à vif. Valco, glissé sous ton bras, observait d'un air curieux l'homme qui se trouvait face à vous. « C'est qui, p'pa ? » Une excellente question. L'homme n'avait rien d'avenant et l'excuse qu'il semblait s'être trouvé était une amitié quelconque avec ton fils aîné. Tu clignais des yeux à plusieurs reprises, cherchant à faire reculer Valco à l'intérieur avec le bras, ce que le gamin pris pour un jeu et se mit à se débattre en gloussant pour se glisser à tes côtés. « J'viens en père inquiet. » L'enfant répétait déjà sa question, observant la main tendue avec curiosité. Il fini par réussir à se glisser et topa dans la main tendue avec un sourire où il manquait toujours une dent, perdue en tombant après avoir chahuté avec ses camarades de classe. De ce qu'il t'avait raconté. « Je euh... » Qu'est-ce qu'il avait dit, déjà ? Le père de Maeva ? « Il ne m'a pas dit. » Le nez froncé, entendant Olek qui s'approchait à son tour pour observer avec circonspection qui se trouvait à la porte, tu tentais de prendre une apparence plus assurée en cherchant les yeux du père de Mae. « Il y a un problème avec Sinjir ? » Tu ne pouvais pas t'empêcher de sentir une pointe, un pic à glace d'inquiétude, à l'idée que Sinjir ait causé des problèmes, ou qu'il se soit vanté de ce qu'il n'aurait pas dû et que cela soit remonté jusqu'aux oreilles du père d'un des camarades de classe de son fils. « Vous connaissez Sinjir ? Il va bien ? Vous êtes qui ? Vous faites quoi ? Comment vous savez qui on est ? Ah oui y a notre nom sur la cabine, haha. Vous avez fait toutes les cabines pour nous trouver ? Vous êtes pas fatigué ? C'est pour ça que vous avez l'air triste et tout cassé ? »

La discussion s'annonçait compliquée. Sa main tendue resta suspendue entre eux bien assez longtemps pour entamer la très fine couche de patience que l'inspecteur essayait tant bien que mal de conserver, mais il ne la baissa pas, étrécissant les yeux alors qu'il observait son vis-à-vis faire l'aller retour entre sa paluche qui tenait sans trembler et son son sourire qui se faisait de plus en plus crispé. Qu'est-ce t'as mon salaud ? Peur que je te morde ? Exvind Adkin ne semblait en effet pas du tout à l'aise, sa nervosité suintant par tout ses pores alors qu'un mouvement puant la peur lui fit monter sa main jusqu'à sa bouche pour en arracher les peaux mortes. Toujours pas de réponse.

Il allait s'impatienter lorsqu'un gamin se matérialisa à côté de l'homme pour demander qui était l'inconnu à qui Exvind ne répondait pas, gardant en échec les tentatives de son père pour le repousser en arrière jusqu'à ce qu'il arrive même à taper dans la main tendue de Ledward, qui s'en contenta. C'était ça ou attraper Adkin par le col pour lui apprendre la politesse. Plus les secondes s'égrenaient et plus l'individu lui semblait d'ailleurs louche, au point qu'il ne pouvait même plus le quitter des yeux désormais. Alors, dans quoi tu trempes ? Il porta lentement les mains à sa poche, pas de gestes brusques, puis en sortit une cigarette électronique sur laquelle il commença à tirer sans le lâcher du regard.

-Vraiment.

Une sale habitude qu'il avait prise de poser des questions sur un ton affirmatif. Le garçon n'avait pas parlé d'une éventuelle fréquentation avec sa Maelia, ce qui pouvait être une bonne ou une mauvaise nouvelle. Soit ils ne sortaient pas ensemble et il n'y avait rien à dire, soit Sinjir voulait autant garder son père en dehors de leur histoire que Maelia. Il haussa les épaules et observa l'enfant qui prenait décidément ses aises dans la conversation, sans que le père n'ait aucune réaction à ce sujet. Il n'avait pas l'air d'être le genre d'homme à frapper sur les gosses, il avait déjà ça pour lui. Pour sa part, il se serait sans doute prit un coup pour l'impertinence.

-T'es bien curieux, bonhomme. C'est quoi ton prénom ? J'm'appelle Ledward. Ledward Holloway.

Parfois, s'adresser aux gosses avait plus de succès que parler aux adultes. Généralement, l'inspecteur n'était pas spécialement plus efficace pour pêcher les infos auprès d'eux, il n'avait pas le truc avec. Il finissait toujours par leur faire peur d'une façon ou d'une autre, sans le vouloir. Ce petit là en revanche avait l'air d'être le genre de casse cou qui avait peut de rien.

-J'le connais pas non. C'est ton frère ? J'crois qu'c'est l'ami de ma fille, Maelia. Tu l'aurais pas d'jà vue par hasard ? Il lança un coup d’œil au père. Brune, de jolies boucles, un sale caractère... il soupira et reporta son attention sur le gosse. Tu trouves que j'ai l'air triste ? C'est p'tet parce qu'elle veut plus me causer, la môme. S'pour ça qu'je suis là. Garder un œil, même de loin. S't'important de s'assurer du bien être de ses gosses, pas vrai ?

Il prenait le père à partie, espérant un peu plus de coopération de sa part. Il avait pas l'impression de demander la lune. Juste s'il avait vu sa fille, si son fils était fréquentable et s'il avait besoin d'aller l'attraper entre quatre yeux pour lui dire sa façon de penser. En tout cas vu le père, il commençait à avoir de sérieux doutes sur les bienfaits de cette fréquentation

« T'es bien curieux, bonhomme. C'est quoi ton prénom ? J'm'appelle Ledward. Ledward Holloway. » Le regard pétillant que lançait l'enfant vers le père de Maelia te fit regretter d'avoir répondu à la porte. Un sourire trop large était apparu et la voix pleine de rires résonnait déjà avant que tu ais pu seulement lui demander de rentrer. « Moi c'est Valco ! Valco Adkin. Les gens ils vous appellent parfois Led ? Led, lumière ! Haha ! On a vu ça en histoire des sciences y a deux ans ! » Gêné, tu lançais un regard en coin vers l'homme, puis vers Valco, sans savoir si c'était le moment de le sermonner ou s'il valait mieux laisser couler et espérer que l'homme préfère fuir plutôt que de subir d'autres remarques du benjamin. L'enchainement des questions de Ledward te fit te renfrogner et tu fronçais les sourcils, ayant l'impression de subir un examen en règle en même temps que Sinjir. Un fouille-merde qui creusait trop profondément de peur que la gamine tombe amoureuse ? Ils n'en avaient vraiment pas besoin maintenant. Tu essayais de garder le regard de Ledward lorsque celui-ci se mit à décrire sa gamine, les lèvres pincées. « Si ça s'trouve c'moi Sinjir et j'vous mens depuis l'début. Ou alors c'est lui ! » L'enfant pointait du doigt un Olek encore invisible depuis le seuil mais qui s'était rapproché pour écouter l'échange, abandonnant son terminal quelques instants pour veiller à ce que le drame qui se profilait n'allait pas impacter sur ses projets. « Je suis sûr que votre fille est capable de se débrouiller toute seule sans que .. que vous ne cherchiez à vous incruster dans ses relations. » La voix un peu basse, presque un marmonnement, tu lançais un regard vers l'arrière où Olek te fit un signe de tête et entreprit de faire le tour des robots de la pièce pour les désactiver.

« Maelia elle veut plus vous parler ? Haha, c'est comme quand papa il embête un des petits amis de Szill et qu'elle boude. Attendez, Sinjir il est le petit copain de Maelia ? C'est pour ça qu'il est pas venu ce week end à la cabine ? » Observant à droite et à gauche, sur l'air de la confidence, Valco s'était penché vers Ledward. « On peut s'arranger tous les deux pour qu'il y ait un truc qui casse ! Comme ça Sinjir il vient pleurer ici et Maelia elle vient pleurer chez toi ! » L'air horrifié, tu observais l'échange qui se déroulait sous tes yeux. Tu posais une main tremblante sur la bouche de l'enfant et l'attirait près de toi. « Il raconte des bêtises, Sinjir avait des projets d'école ce week-end. » Si Holloway était effectivement venu pour essayer de faire peur à Sinjir à propos de sa relation – probablement inexistante – avec sa fille, tu commençais sérieusement à t'inquiéter pour le môme. Il n'y avait pas un brin de méchanceté en lui, du moins en apparence... tu restais persuadé que de tes deux aînés, celui qui pourrait consciemment le plus mal tourner resterait Sinjir, contrairement à Szill qui s'avérait être une paladine des temps modernes. Probablement trop bercée par la propagande de la Fédération, elle ne voyait dans la flotte que les bons aspects et souhaitait s'intégrer au mieux à la politique de changement et de colonisation, tandis que Sinjir s'intéressait plus aux phénomènes sociaux et psychologiques qui influaient sur les relations entre les gens confinés ainsi dans un même vaisseau pendant près de 25 ans.

N'ayant jamais eu vraiment le chic avec les enfants, Ledward s'attendait à tout sauf à l'avalanche de mots qui ne manqua pas de se déverser à grande vitesse de la bouche pourtant si petite du gamin. Immédiatement, il lui déclama son propre nom, ce qu'il savait sur les lampes à LED, que peut-être qu'il était lui-même Sinjir et qu'il s'amusait à raconter des bêtises, et Ledward ne douta pas un instant que s'il avait connu son numéro de compte et de sécu, il les lui aurait balancé aussi, juste pour montrer qu'il savait des trucs. Un futur p'tit malin. C'était toujours mieux qu'un futur gros malin, eux ils causaient de vrais problèmes.

Le père réussi malgré tout à en placer une au milieu de ce ras-de-marée plus ou moins pertinent, affirmant qu'il était certain que sa fille se débrouillerait très bien sans qu'il ne se tape l'incruste dans sa vie, s'attirant un regard peu amène de l'inspecteur qui se contenta de tirer une nouvelle fois sur sa cigarette, soufflant un nuage épais de fumée blanche. Il n'essaya même pas de répondre, laissant le petit reprendre son monologue à partir du moment où il avait dit que sa fille ne lui parlait plus.

Dès sa première phrase, Ledward pencha légèrement la tête sur le côté, une nouvelle lueur dans le regard alors qu'un sourire mi-amusé mi-sinistre n'étirait brièvement ses traits. Sale hypocrite. On critique toujours bien quand on fait les mêmes putain d'erreur, pas vrai ? La logorrhée se poursuivait néanmoins sans qu'aucun d'eux ne semble avoir besoin de l'entretenir, comme si quelqu'un venait de déboucher un évier rempli de flotte qui se déversait désormais à toute vitesse dans les conduits de sa bouche. Il réussit à apprendre au passage que son grand frère n'était pas rentré du week-end et lui proposa même de saboter leur relation pour que les deux reviennent pleurer auprès de leurs parents respectifs. Perspective alléchante, s'il n'y avait pas ce léger désagrément qu'était le fait que Ledward était la dernière personne au monde chez qui Maelia viendrait pleurer.

Ledward ne réagit pas non plus quand Adkin réussit enfin à mettre un terme à la volubilité de son gamin en lui plaquant une main tremblante sur la bouche pour tenter de le faire taire. S'il avait l'air inquiet au début de la conversation, il était désormais parfaitement horrifié, confortant l'idée qu'il y avait quelque chose de louche chez cet individu. Ça lui donnait presque envie de rentrer faire un petit tour chez lui, juste pour être sûr. Il était sûr d'y trouver des choses qui intéresseraient certains de ses collègues. Restait à savoir quelle brigade.

-Oh j'fais qu'des suppositions pour l'instant, répondit-il à Valco plutôt que de répondre à son père. P'tet qu'ils sont ensembles. P'tet que non. Mais j'veux faire pleurer personne, rajouta-t-il en levant les bras.

Ça semblait être assez mal parti, vu la tête que faisait Exvind. Bah. Encore un qui avait mis ses mains où y fallait pas et qui vivait dans la peur depuis. Il avait peut-être rien fait de mal depuis un moment, Ledward en savait rien et s'en foutait, son domaine c'était pas les petites frappes. Sauf quand sa fille était concernée.

-J'me dis juste, les jeunes se fréquentent, ça f'ra pas d'mal de rencontrer les parents. Faire connaissance. On sait pas où ça mène, à leur âge, pas vrai ?

Il était littéralement en train de se proposer de rentrer pour parler chiffon devant un café. Me fait pas l'coup d'être occupé, suffit d'une question à ton fils et je suis sûr de connaître la vérité. D'ailleurs, son regard se posa sur la main toujours posée sur la bouche du fils avant de revenir sur les yeux du père.

-'tention d'pas l'étouffer, lâcha-t-il en même temps qu'un autre nuage de fumée blanche.

Les projets d'école, il en connaîtrait les tenants et aboutissants une fois à l'intérieur. Si jamais Adkin se décidait à ne pas se la jouer encore plus suspect.

Tu grimaçais lorsque la fumée de la cigarette se mit à se propager. Tu n'amorçais aucun geste pour la chasser, comptant sur le bon sens d'un père inquiet pour ne pas le faire vers toi et par extension Valco. La grimace s'était lentement accentuée au fur et à mesure des paroles de l'enfant et de l'accroissement du sourire glauque de Ledward. « Oh j'fais qu'des suppositions pour l'instant. P'têt' qu'ils sont ensemble. P'têt' que non. Mais j'veux faire pleurer personne. » Tu sentais sous ta main la bouche de Valco bouger à grand renforts de « mmmh » et le bout de sa langue qui hésitait encore avant de venir se loger contre ta paume pour t'obliger à l'ôter. Tu doutais très fortement des intentions louables de Ledward vis à vis de Sinjir. L'adolescent serait tout à fait capable d'encaisser une « discussion » d'un père inquiet, mais l'homme qui te faisait face n'avait rien qui ne t'inspirait confiance, ni qui jouait en sa faveur. La gêne qui te bouffait les tripes entre les remarques de Valco qui ne voulait décidément pas se taire et par le tour que prenait la conversation ne faisaient qu'accentuer la peur qui te bouffait. « J'me dis juste, les jeunes se fréquentent, ça f'ra pas d'mal de rencontrer les parents. Faire connaissance. On sait pas où ça mène, à leur âge, pas vrai ? » Tu n'avais aucune envie de lier connaissance avec les parents de qui que ce soit et lorsque les enfants étaient invités chez des amis ou à un anniversaire, tu te contentais généralement de les déposer à leur cabine et de venir les récupérer. Ou de refuser tout simplement qu'ils y aillent, ce qui était toujours plus sûr. Cela éviterait qu'ils proposent inopinément aux autres enfants de venir chez vous. Jusqu'ici les enfants avaient toujours respecté la consigne : ne laissez personne qui n'est pas un Adkin rentrer dans la cabine. Les robots n'étaient ni dangereux, ni particulièrement belliqueux, mais si l'un d'entre eux sortait ou était découvert par quelqu'un doté de mauvaises intentions, la famille serait complètement dispersée. « Je ne crois pas que Sinjir fréquente votre fille.  »

« 'tention d'pas l'étouffer. » Tu enlevais doucement la main de la bouche de Valco qui pris de grandes inspirations exagérées. Tu lui posais une main sur l'épaule dont il ne se déroba pas cette fois. « Merci m'sieur Holloway ! Vous faites quoi dans la vie ? Vous êtes secouriste ? Haha. » Olek vous avait rejoint et se tenait quelques pas derrière toi, les bras croisés. Tu ne te décalais pas pour le laisser passer, lui jetant à peine un regard tandis que le regard du benjamin passait de toi à l'homme qui se tenait face à vous. « Tu connais les copines de Sinjir ? Moi il veut pas m'en parler, il change touuuuut le temps de sujet quand je veux qu'il m'explique ça. » Tu secouais la tête à la négative, enfonçant tes mains dans tes poches après les avoir placées encore une fois entre tes dents, arrachant une trop grande bande de peau, te tirant un sifflement douloureux de protestation. « Je.... J'vous souhaite une bonne journée, m'sieur Holloway. » Sentant que la distraction prenait fin et que tu serais probablement moins enclin à jouer avec lui dans les prochaines heures, Valco s'était mis à trépigner. « Je peux aller voir Nova ? Dis oui, dis oui, comme ça Olek et moi on pourra tester des nouveaux jeu et tout ! » Pris entre deux feux, sentant le regard lourd du cadet sur ta nuque, tu attrapais le plus petit et tu essayais de le glisser à l'intérieur. « Tu as des devoirs à faire. » Le gamin se trémoussait en protestant. « J'ai déjà fait ! »

Ah ouais t'y crois pas ? songea-t-il, sarcastique. Il en aurait presque eu envie de partir sur une conversation toute autre, à base de « quoi, tu crois qu'elle est pas assez bien ma fille ? », mais Holloway savait très bien que sa rejetonne ne risquait pas de vouloir reprendre gentiment contact avec son géniteur si son potentiel petit copain lui apprenait que son père avait été secoué par une grosse brute qui disait s'appeler Ledward. Fallait rester poli et courtois pour le moment. Jusqu'à ce qu'il découvre une vraie raison de le secouer. Pas qu'il en avait spécialement envie, mais bon, parfois il fallait bien ça.

Sa remarque l'incitant à lâcher Valco fit mouche, le gamin se mit à respirer comme un noyé, ou plutôt comme Ledward lui-même après trois pauvres longueurs de piscine, mais ne chercha pas à s'enfuir plus loin de son père qui le tenait par l'épaule, l'air prêt à le jeter dans la cabine au moindre signe de danger. Mais qu'est-ce que t'as putain ? La question commençait à lui courir sur les nerfs, on pouvait s'en rendre compte rien qu'à sa façon de tapoter sa cigarette lorsqu'il ne tirait pas dessus, ou bien à la façon dont son regard fixait Exvind comme s'il cherchait à voir directement à travers lui. Il ne le quitta des yeux qu'à un moment, pour voir qu'un autre enfant se trouvait derrière le plus jeune. Une famille nombreuse. Un fille, trois garçons, un père. Pas de mère ? Il hocha la tête de gauche à droite pour Valco, signe que non, il n'était pas secouriste, sans s'appesantir sur la question. Il avait dans l'idée que le mot « milice » ou tous ses dérivés n'aurait pour conséquence que de lui escamoter définitivement tout ce petit monde. Et Ledward en avait ras le cul de se faire claquer des portes à la gueule.

-C'est pas très sympa d'sa part... lança-t-il en ignorant totalement la tentative de Exvind pour lui dire de s'en aller. Il est sympa avec toi d'habitude ? Demanda-t-il à Valco en s'essayant un sourire moins dur que ceux qu'ils faisaient à son père.

Celui-ci essayait à présent de convaincre l'enfant de retourner à l'intérieur, s'essuyant une vague de protestations de la part du jeune Valco qui semblait être béni du don de pouvoir parler et respirer en même temps. Il essayait maintenant à tout prix de négocier pour aller chez une tierce personne que Ledward ne connaissait même pas de nom, déclarant qu'il avait déjà fini ses devoirs et passant à côté de l'incitation un peu trop subtile pour son âge, sans doute, à effectuer une retraite générale. Le regard que Ledward lança à Exvind était désormais dénué de toute forme d'amusement et sa main replongea dans sa poche pour reposer sa cigarette électronique.

-Le même type de devoir que ceux de Sinjir ?

Sa voix prenait désormais le ton de l'avertissement. Il avait horreur qu'on le prenne pour un con. Exvind ne s'en rendait peut-être pas compte, mais il handicapait autant Sinjir que lui-même avec son comportement étrange et il commençait à se demander s'il ne devrait pas sérieusement envoyer ses collègues en visite chez lui, juste pour mettre un terme à cette comédie. Il ne voulait pas laisser de doute à Exvind sur le fait qu'il avait compris qu'il avait quelque chose à cacher. La seule question restait de savoir si son fils était impliqué ou pas.

-Comme j'ai dit, j'viens juste en père inquiet, rappela-t-il entre ses dents. J'me sens pas particulièrement rassuré, là tout d'suite.

Est-ce que je vais devoir aller directement chercher ton putain de fils pour lui causer ?

Le regard de Ledward avait pour incidence de te faire baisser et détourner le tien. Tu aurais pu lui tenir tête, mais tu sentais que cet homme avait plus l'habitude de se faire respecter que l'inverse et qu'il n'hésiterait pas à agir en conséquence. Tu rentrais toujours plus la tête entre tes épaules. A chaque fois que ton regard se posait sur le visage de l'homme, celui-ci semblait t'observer d'un air plus froid et inquisiteur et tu te pris un instant à le comparer à Khan ou à quelques miliciens que tu avais pu croiser sur Astoria. « C'est pas très sympa d'sa part... » Valco acquiesçait fortement, l'air d'apprécier de plus en plus Ledward qui, au lieu de l'ignorer superbement, s'intéressait à ce qu'il pouvait dire. « Il est sympa avec toi d'habitude ? » L'enfant opinait à nouveau du chef. « Ouaip' ! Sinjir est gentil avec tout le monde, genre c'est le plus gentil de tous, un peu moins que Maggie, mais parce que Maggie elle fait ça depuis genre super longtemps ! Un peu moins qu'Akum aussi, mais Akum c'est genre le plus mieux du monde, puis aussi que Ren, mais il l'est plus genre que Szill et carrément beaucoup plus qu'Olek ! » Encouragé par le sourire de Ledward, l'enfant ne cessait sa logorrhée que pour reprendre son inspiration de temps en temps. Tu suivais avec inquiétude la main de Ledward qui se glissait vers sa poche, persuadé que l'homme allait extirper quelque chose de plus menaçant qu'un répulseur de fumée. « Le même type de devoir que ceux de Sinjir ? » Incapable de parler, Valco se glissa à nouveau dans la brèche. « Non, Sinjir il a 6 ans de plus que moi, ses devoirs sont plus compliqués ! Puis moi j'ai pas besoin de faire mes devoirs avec d'autres personnes, enfin pas en ce moment, j'ai pas d'exposé à faire ! Une fois j'en avais un avec Petrel et il a... genre rien fait du tout ! Bon, moi non plus, j'ai commencé juste le soir avant et genre Szill elle m'a trop engueulé parce que j'aurais pu travailler avant mais ça me faisait c.. euh.. ça m'embêtait. » Tes mains toujours posées sur les épaules de l'enfant qui babillait sans coup férir, tu observais, décontenancé et probablement de plus en plus pâle l'animosité latente qui s'échappait par vagues d'Holloway. « Puis Sinjir il veut être informaticien, il fait des trucs de codage, comme Olek et comme p'pa ! » Olek s'agitait à son tour derrière.

« Comme j'ai dit, j'viens juste en père inquiet. J'me sens pas particulièrement rassuré, là tout d'suite. » Valco s'était enfin tu, pour reprendre sa respiration, et observait, bouche-bée, Ledward. « Ca va m'sieur ? Vous avez l'air super nerveux. Comme p'pa. Vous savez, vous devriez faire des exercices de respiration, ça fonctionne super bien ! Enfin, c'est ce que Szill dit. Sinjir aussi. Pour se calmer, faut respirer ! » Olek se trouvait dorénavant complètement derrière toi et tu n'osais pas tourner la tête pour rencontrer son regard. Tu respirais à peine. « Pourquoi vous voulez pas répondre ? Vous faites quoi dans la vie ? Faut pas avoir honte, p'pa aussi il fait des trucs pas glorieux mais c'est quand même un boulot ! » Ton monologue intérieur était un grand cri sans fin et tu tentais de garder la face avec un pauvre sourire tremblant, tes doigts s'enfonçant dans les épaules de Valco qui se mit à protester. « On devait pas passer chez Nova, Val' ? Va chercher tes jeux, ok ? » Tu mis quelques secondes à relâcher l'enfant qui se glissa à nouveau dans la pièce à la recherche des pions qu'il avait rassemblé, puis éparpillé dans la cabine, pour pouvoir les montrer à Nova.

Ledward se rendit rapidement compte qu'il s'était planté, sur le gamin. Il ne respirait pas en parlait, en fait il ne semblait pas avoir besoin de respirer du tout, tant il semblait incapable de s'arrêter de parler. En vérité, l'inspecteur avait rarement connu des enfants aussi bavards, sa propre gamine ayant été plus explosive que vraiment volubile quand elle avait l'âge de Valco et le reste des enfants qu'il fréquentaient étant trop farouches ou traumatisés pour lui dire quoi que ce soit. Ou peut-être que c'était Morales qui les effrayait, les gamins, finalement. Tout seul il y arrivait pas si mal visiblement. Prend ça, tête de nœuds.

En tout cas, il lui une flopée d'informations plus qu'intéressantes au sujet de son frère, entre la mention de plusieurs personnes qu'il ne connaissait pas, reconnaît simplement les noms de la famille de Valco. Un gentil ado alors, visiblement bien placé sur la liste des gens gentils que l'enfant tenait visiblement à jour avec beaucoup de soin et une précision toute relative. Il l'écoutait d'une oreille attentive, lui jetant parfois quelques coups d’œil lorsqu'il n'observait pas le père, visiblement de plus en plus en plus inquiet. Peu importe ce qu'il faisait, l'enfant devait en savoir au moins une partie, sinon son babillage incessant ne l'aurait pas autant dérangé. En tout cas, ce n'était pas l'autorité qui l'étouffait, il semblait être totalement à court de solution pour que l'enfant s'arrête.

La remarque sur les devoirs de Sinjir était parfaitement dirigée vers Exvind, dans un sous entendu évident qu'il n'avait désormais aucun doute sur le caractère louche de l'individu, mais également de son fils, éventuellement. Cependant, Adkin resta muet et c'est une nouvelle fois Valco qui reprit la parole, comme si son monologue ininterrompu servait finalement de bouclier au père pour avoir l'excuse de ne pas pouvoir répondre à ses questions. Le discours semblait pourtant faire autant son effet sur Ledward que sur le père du gamin, dont le visage prenait peu à peu une intéressante nuance de gris. Il ne fit pas particulièrement attention à la mention de codage, il n'avait pas fait de recherche sur le métier du père, mais il pouvait très bien s'agir de l'un des informaticiens de la flotte, pour ce qu'il en savait.

Il nota simplement l'idée dans un coin de sa tête alors que la menace sous-jacente s'échappait de ses lèvres, son poing droit toujours crispé sur la cigarette électronique qui se trouvait dans sa poche. L'enfant fit une pause d'un peu moins de vingt secondes pour respirer, observant Ledward avec des yeux ronds comme des billes, avant de recommencer à parler, expliquant cette fois-ci que s'il était nerveux comme son père, il fallait faire des exercices de respiration. Je suis pas nerveux, gamin. J'suis en train d'me demander si j'dois sortir le badge tout d'suite ou attendre un peu.

-T'as raison, marmonna-t-il, faut pas avoir honte de son travail, tant qu's'est honnête. Y a pas d'sous métier.

Sa voix avait légèrement insisté sur le mot « honnête ». Pour le moment, Adkin n'avait pas brillé par son honnêteté. En vérité, il n'avait pas beaucoup brillé tout court, au cours de la conversation. Il avait largement passé son temps la bouche fermée, à trembler, ou bien à s'arracher la peau des doigts jusqu'à se faire mal. Cependant, un détail prononcé par Valco n'était pas tout à fait tombé dans l'oreille d'un sourd.

-Z'êtes informaticien vous aussi ? Vot'benjamin là, l'a pas l'air de trouver ça reluisant mais s'pas si mal.

Les pièces ne s'assemblaient pas bien. Il ne comprenait pas la mention de l'informatique et du fait que le métier de son père n'était pas forcément glorieux. En tout cas, le petit avait eu au moins la bonté de le rassurer sur un point : Sinjir n'était pas un mauvais bougre. Il n'aurait pas besoin d'aller le secouer. Ou bien pas trop fort. Lorsque celui-ci revint, il plaça une main sur son chemin pour l'arrêter et se baissa en mettant un genoux à terre pour se mettre à la hauteur avant de lui tendre la main d'un air sérieux.

-Mon grand, s't'un plaisir de t'avoir rencontré. J'suis un peu moins inquiet grâce à toi, déclara-t-il alors, espérant que le gosse allait serrer cette foutue main, pas comme son père.

« T'as raison, faut pas avoir honte de son travail, tant qu'c'est honnête. Y a pas d'sous métier. » L'air franchement dubitatif de Valco te fit grincer des dents. Szill t'avait bien souvent reproché de ne pas avoir cherché à devenir ingénieur sur la flotte, de gâcher tes capacités, mais également de provoquer une honte sans bornes aux gamins que tu hébergeais. Enfants d'éboueur, famille nombreuse, gamins pas très nets, tout cela se conjuguait et se mêlait au final pour rendre leur enfance plus malheureuse que tu ne l'aurais souhaité. Tu ne savais pas où était la limite entre l'exagération et la réelle méchanceté des enfants, mais tu avais toujours refusé d'en discuter avec elle. Les échanges parfois houleux qui avaient suivi avaient été les rares fois où tu avais haussé la voix après elle et vous finissiez inévitablement par vous séparer en colère et plein de rancœur. « Z'êtes informaticien vous aussi ? Vot'benjamin là, l'a pas l'air de trouver ça reluisant, mais c'pas si mal. » Tu secouais la tête, passant d'un pied sur l'autre et tu lâchais dans un souffle. « Je suis éboueur. » Valco acquiesce, opine, sa tête fait des bonds au rythme des mots qu'il continue de lâcher. « Moi j'dis qu'il devrait faire aut'chose, Szill te le dit aussi, pourquoi tu- » Tu bénis l'intervention d'Olek qui arrête le flot discontinu de paroles que ton benjamin est capable de sortir à la minute. Il disparaît aussitôt et tu entends le bruit des jouets lancés au sol, des objets poussés et des « Oleeeeek, il est où le dernier ? » et de « Tu as pas vu mon pull ? Le joli ! » Tu fermes les yeux quelques secondes avant de les rouvrir pour faire face à Ledward. Olek est toujours derrière toi, non loin, en train de surveiller autant son frère que les deux adultes se tenant sur le seuil. Tu sens son jugement et, bien qu'il se taise, tu as conscience qu'il t'enjoint de ne pas craquer, de ne pas te laisser emporter par quelques mots trop durs. Tes mains tremblent à tes côtés et tu les coinces dans tes poches tout en frottant ton oreille contre ton épaule, les dents mastiquant tes lèvres gercées.

Bien vite, Valco vous rejoint, un pull enfilé et tu ne peux t'empêcher de lui sortir le col qu'il a laissé à l'intérieur en le retournant pour le passer plus vite. Les bras pleins de pions, il offre un large sourire à Ledward et lui montre une petite figurine que tu as récupéré un jour dans les déchets et qui avait probablement dû être un soldat, il y a de longues années. « Yasha a mangé le dernier pion alors on l'utilise lui comme chef ! » Fier comme un paon, il hésite et manque de faire tomber son chargement dans l'empressement de saisir la main de Ledward, l'ensemble des petites pièces qu'il utilise pour jouer coincées dans le creux de son autre coude. « C'est le plaisir aussi pour moi ! Ch'uis trop content si vous avez moins peur. Oubliez pas, faut respirer, ça aide à réfléchir ! » Le gamin aurait probablement continué sur Olek ne lui avait pas pris la main pour le tirer dans le dédale de cabines. Tu les suivais du regard un moment avant de retourner ton attention vers le père de Maelia, hésitant à prendre la tangente immédiatement, sans mot dire et espérer qu'il n'insisterait pas. Pourtant son manque de réponses et ses remarques sibyllines te mettaient plus mal à l'aise que ne l'aurait probablement fait une véritable discussion entre parents. « Vot'méfiance est pas un peu exagérée ? V'z'êtes allé loin pour trouver c't'endroit. V'pouviez pas plutôt 'voyer un message ? »

Éboueur, voilà une information à laquelle il ne s'attendait pas vraiment, vu les cartes qu'il avait en main. Un éboueur doué d'informatique, pourquoi pas. Après tout, il n'était pas rare de voir des gens dotés de certaines habilités indépendantes du métier exercé. Il ne savait pas depuis combien de temps l'homme était sur la flotte, mais il était assez vieux sans doute pour avoir pratiqué un autre métier avant de venir. Ou pour simplement avoir pris le temps de rajouter l'informatique à ses quelques talents, avec le temps. Il était aussi possible qu'il se soit fait viré de son ancien travail et se soit rabattu sur le ramassage d'ordures. Beaucoup de possibilités.

Valco en tout cas, ainsi que celle qu'il appelait Szill, semblait penser que leur père devrait pas se contenter de ramasser les ordures. Marrant, les points communs entre un fils d'éboueur et une fille d'inspecteur. Il se serait presque senti d'humeur à éprouver un peu de sympathie pour Adkin. Presque. Il avait toujours l'air du gars qui s'attend à une raclée à tout moment. Son fils, Olek, semblait presque s'attendre à la même chose. Son silence et sa propension à l'observer sans intervenir, comme s'il surveillait, l'aurait sans doute poussé à rediriger son attention sur lui, s'il avait été un adulte. Les taiseux avaient parfois pleins de trucs intéressants à raconter, quand on s'y prenait bien.

Ledward resta muet le temps que les deux gosses récupèrent leur matériel et trouvent des vêtements plus aptes à aller voir cette Nova, se contentant de détailler un peu mieux son interlocuteur. Il n'appréciait pas spécialement l'homme en face de lui. Son attitude lui mettait les nerfs à vif. Son plus petit avait l'air heureux, mais savait pas se taire. Olek semblait tremper dans les mêmes affaires louches que son père et l'idée que Sinjir puisse en être également ne l'emballait pas du tout. En tout cas, il n'avait pas la tête d'un consommateur de substance et Valvo n'avait pas l'air d'être un gosse confronté à des junkies toute la journée. Pas de drogue donc.

Les enfants revinrent avec les bras chargés de pions en tout genre et Ledward mit un genoux à terre pour être à la hauteur du plus jeune, observant ce qu'il avait à lui montrer en hochant la tête d'un air circonspect avant de lui proposer sa main pour qu'il la serre, le remerciant au passage. Grâce à lui, il savait que Sinjir n'était pas un mauvais bougre et en avait sans doute plus appris avec lui qu'il ne l'aurait fait avec Adkin père. Olek s'empara de la main de son benjamin et l'entraîna alors avec lui, histoire qu'ils ne restent pas ici pendant encore une heure et Ledward se redressa tranquillement en ressortant sa cigarette électronique. C'est entre toi et moi, maintenant.

-Les messages, ça s'ignore, déclara-t-il simplement. Il était bien placé pour le savoir. J'préfère parler aux gens en face.

Parler de méfiance aussi lui semblait exagéré. Il n'avait littéralement aucun autre moyen de s'informer un peu sur la vie de sa fille, donc s'agissait plus de s'intéresser à sa vie, mais en filoutant un peu. De garder un œil sur ses fréquentations, aussi. Les enfants d'inspecteurs qui commençaient à fréquenter les mauvaises personnes, c'était mauvais pour tout le monde et généralement c'est eux qui finissaient par prendre. Ledward avait pas envie que sa fille prenne pour lui juste parce qu'elle l'aimait pas assez pour l'écouter.

-Et j'parie qu'j'aurais pas eu d'réponse de si tôt, marmonna-t-il avant de tirer sur son appareil. Sinjir est pas du genre à cause d'ses relations ?

Il allait peut-être enfin les avoir, ses foutus infos sur sa fille. Et sur son potentiel Jules.

« Les messages, ça s'ignore. » La flotte était fait de manière à ce que n'importe quelle action puisse être vérifiée et analysée par Charlie. Ce que l'IA ne pouvait éthiquement surveiller, des opérateurs vérifiaient depuis leur poste de contrôle. Difficile de tremper dans des affaires louches, d'ignorer ses messages ou de tout simplement dire qu'on avait « oublié de répondre » sans immédiatement être traité de menteur. Cependant, l’opiniâtreté de Ledward avait quelque chose de tout aussi malaisant. Tu sentais que l'homme serait capable de chercher ailleurs juste pour pouvoir trouver une raison pour que sa fille ne s'approche plus de Sinjir. Cela étant, il était probable que tu puisses faire pareil avec Szill s'il s'était avéré qu'un de ses petits amis ait été trop présent – ou ait duré plus que quelques jours. « J'préfère parler aux gens en face. » Tu serrais les dents et tu cessais un moment de fuir son regard, bien vite cependant tu ne pus empêcher tes yeux de le quitter pour observer ailleurs, tes mains agrippant autre chose. Tu t'humectais les lèvres, ton poids passant d'une jambe à l'autre. Tu avais parfois, encore, l'impression d'avoir une douleur latente dans la cuisse alors que la prise en charge par la clinique avait été rapide et efficace. Tu passais machinalement la main le long de ta jambe, l'autre tirant sur le bas de ton pull.

« Je suis sûr que l'acharnement vous sied. » Que tu grommelles. Tu ne le laisses pas entrer, tu ne fais preuve d'aucune politesse en te tenant face à lui, tu ne cherches pas à lui sourire, ni à lui être agréable. L'homme t'irrite, te gratte, te pique et tu ne voudrais que pouvoir lui fermer la porte au nez et l'oublier. « Et j'parie qu'j'aurais pas eu d'réponse de si tôt. » Tu hausses une épaule enchaînant le geste en croisant les bras, le bout de tes doigts frottant contre le tissu rêche de ton pull dans un geste répétitif. « Sinjir est pas du genre à causer d'ses relations ? » Tu secouais la tête à la négative, hésitant sur la réponse à lui donner. La vérité était que l'adolescent ne parlait que très peu de lui même, ou très peu de ce qui comptait. Il avait tout un tas d'anecdotes et quelques théories sociales qu'il aimait exposer, ou alors discutait actualité stellarienne comme on peut parler de la pluie et du beau temps histoire de combler les longs silences que certains pouvaient trouver gênant. Généralement lorsque vous n'étiez que tous les deux, vous ne ressentez pas le besoin de parler, de peupler le vide de mots vides de sens. « Il en parle plus à sa sœur. » Que tu finis par lâcher à contrecœur, histoire d'avoir quelque chose qui puisse combler Ledward. Tu espérais cependant que l'homme n'aurait pas l'idée de contacter Szill pour en savoir plus. Premièrement parce que tu n'aimais pas que des hommes adultes s'approchent de ta fille pour fouiner, mais également parce que la jeune femme serait beaucoup plus directe que toi dans son rejet. « J'ai pas souvenir qu'y m'ait parlé de vot'fille, déjà. Y sont vraiment dans la même tranche d'âge ? »

Adkin semblait plus agité encore, à présent que ses enfants étaient partis. Ou bien il n'y avait plus rien pour lui occuper les mains et désormais celles-ci s'agitaient, plongeaient dans ses poches, ressortaient, grattaient ou tirait sur son pull avant de descendre sur sa jambe. Ce type était un cirque à lui tout seul, un cirque dont le spectacle principal était une longue interprétation de la suspicion. Putain heureusement qu'il n'y avait pas de théâtre ou de cinéma sur la flotte. Aucun doute que ce gars-là aurait été choisi à tous les coups pour jouer les pauvres types, tellement l'image lui collait à la peau.

Cette manie de gigoter agaçait Ledward qui, en comparaison, tenait de la statue. Sa remarque sur le fait de vouloir parler aux gens en face lui permit au moins d'avoir l'occasion de le regarder dans les yeux pendant plus de trois secondes avant que l'autre ne se remette à le fuir, s'humectant les lèvres et jouant avec son centre de gravité comme s'il ne savait pas où se foutre, ni comment. Lorsqu'il capta le commentaire sur l'acharnement dont pouvait faire preuve Ledward, celui-ci se contenta une fois de plus de se taire. Il n'avait aucune idée d'à quel point il avait touché juste, ni d'à quel point il pouvait faire de sa vie un enfer s'il en ressentait le besoin.

À la place il dévia sur le sujet qui l'intéressait, Sinjir, qui visiblement n'était pas plus loquace avec lui que ne l'était Maelia avec Ledward. M'enfin ils avaient au moins l'air de communiquer quelques fois. Quoi que s'il était aussi nerveux avec ses enfants qu'il pouvait l'être en face de lui, pas étonnant qu'ils aient pas envie de lui parler. Pas étonnant non plus que le dernier puisse pas la fermer trente secondes, fallait bien qu'il entende la voix de quelqu'un, ce pauvre gosse.

-L'a d'la chance d'avoir une frangine à qui parler. La mienne est seule.

Il souffla sa fumée vers le plafond du couloir, se demandant si avoir un gosse en plus l'aurait tiré de la situation dans laquelle il était, avec Maelia. Faut dire qu'il avait pas vraiment cherché à la faire, la gamine, et qu'il avait pas non plus spécialement évoqué l'idée d'en faire un deuxième une fois sur la flotte, même si la folie joyeuse qui avait accompagné leurs premiers mois sur la flotte l'aurait sûrement poussé à accepter l'idée de faire un second gamin si June l'avait voulu. Maelia se serait sentie moins seule. Elle aurait eu moins de temps pour se monter le bourrichon contre lui. Ou bien ils auraient été deux à le faire.

Son regard fermé se baissa une nouvelle fois sur Exvind, puis il hocha la tête, sûr de ce qu'il affirmait. Tout du moins, il était sûr pour l'âge de la sienne. Celui d'Adkin, il en savait rien. C'est pas comme si sa fille lui parlait beaucoup de ses copains. Apparemment il en aurait effrayé un de trop, du coup fallait plus rien lui dire, ni lui présenter qui que ce soit. Maintenant on lui disait plus rien du tout, que ça soit June ou elle. Pour un peu il aurait cru ne jamais avoir eu de famille. Ce qui était peut-être le cas.

-Ouais. 'Fin je crois. J'ai jamais vu Sinjir, v'savez. J'sais juste que Maelia a quinze piges et qu'elle veut p'u m'causer de ses gars, il soupira bruyamment en regardant sur sa gauche. Faites des gosses qu'y disait.

Il reporta son attention sur Adkin, plantant sa main gauche dans sa poche et reportant son appareil à ses lèvres. Il avait de moins en moins envie de le secouer.

-En tout cas, il a l'air d'un chic type, si on écoute Valco. Y veut faire quoi plus tard, le p'tit ?

« L'a d'la chance d'avoir une frangine à qui parler. La mienne est seule. » Tu haussais à nouveau les épaules. Les gamins, tu n'en avais conçu aucun de ceux que tu appelais tes enfants. Seule Szill est réellement fille unique, pour les autres tu n'avais aucune idée de leur famille ou de leur parenté. Olek, peu prolixe, avait cependant plusieurs fois laissé sous entendre qu'avant les pirates il avait eu des frères et sœurs. La fumée t'attire le regard et tu la fixes quelques instants, imaginant que les volutes vaporeuses feraient leur office et qu'avec elle disparaîtrait l'épine que tu avais dans le pied. Un bref instant, ton regard fut attiré par les diverses alarmes et objets permettant d'analyser l'atmosphère, l'air respirable et les caméras se trouvant dans le couloir, puis, à regret, tu t'obligeais à retourner à la réalité. L'immobilisme de l'homme, dont les seuls mouvements semblaient être calculés, une inspiration, une expiration, un peu de fumée. Tout n'était qu'illusions, n'est-ce pas ? « D'accord. » Tu reniflais et tu tournais la tête, frottant ton oreille et ta joue contre ton épaule, le tissu rêche trainant contre la peau.

« J'ai jamais vu Sinjir, v'savez. J'sais juste que Maelia a quinze piges et qu'elle veut p'u m'causer de ses gars. » Tu haussais à nouveau les épaules. Les enfants étaient comme ça, les gens étaient comme ça ; on aime pas la critique, on pense tout mieux savoir, mieux maîtriser et quand ce n'était plus le cas, c'était généralement trop tard, on était seul, les gens lassés de lâcher des avertissements. « Laissez là faire s'premières erreurs, v'pourrez pas la protéger de tout et tout l'monde en permanence. » Tu te raclais la gorge. Si tu pouvais éventuellement faire fuir les petits copains éventuels de Szill, tu ne pouvais pas repousser les figures plus matures qui l'entouraient. Impossible de lui refuser d'adresser la parole à Khan Andak sans passer pour un fou, un paranoïaque. L'homme maîtrisait les apparences sociales et les sourires veloutés qui charmaient les jeunes filles et les foules. Elle pouvait tellement apprendre de lui et c'était justement ce qu'Exvind craignait, qu'elle n'apprenne pas mais se fasse manger toute crue paru n serpent. « Faites des gosses qu'y disait. » Tu relevais les yeux vers le visage de Led, étudiant les formes, les marques qui pouvaient le différencier des autres, découvrir ce qu'il cachait réellement sous cette croûte de méfiance.

« En tout cas, il a l'air d'un chic type, si on écoute Valco. Y veut faire quoi plus tard, le p'tit ? » Tu plissais les yeux, ton visage se fermant de plus en plus. La manière détournée de te parler, les petites anecdotes et les banalités censées te rendre plus proche, développer une certaine sympathie entre vous, une franche camaraderie entre pères inquiets, ça te débectait. Tu avais envie de renâcler, encore et toujours. « Lequel ? Sinjir ? » Tu passais ta langue sur tes lèvres avant de les mordre et d'observer plus franchement Ledward, cessant un moment de bouger et de trépigner, t'obligeant à un immobilisme forcé qui te faisait presque vibrer. « Et Maelia ? » Tu n'en avais rien à faire, absolument rien, tu te prenais à détester cette pauvre fille sans l'avoir jamais rencontrée, fille d'un emmerdeur, fleuron de la fédération, tu avais envie qu'elle souffre plus qu'elle ne l'aurait dû.

Encore ces tics infernaux. Ce type était plus tiqué qu'un clébard de Merry Field. Il allait s'arracher l'oreille, à force de la frotter sur son épaule, ou bien la limer sur le tissu de son pull jusqu'à ce qu'elle soit aussi plate que la conversation qu'ils avaient. Ou bien il allait défoncer son pull et tout ce qu'il gagnerait, ce serait le droit d'aller jeter des crédits au premier tailleurs venu pour lui en refaire un. Au moins il gagnerait un torchon de plus. C'était fou ce que les stellariens étaient devenus avares de tissus, à force d'être dans l'espace. Il était sûr que s'il s'amusait à accrocher un carré de vieux jean à un faux hublot, il passerait pour le type le plus riche et coquet de la flotte.

Il chassa cette idée dans un nouveau nuage de vapeur alors que l'autre l'enjoignait à la laisser faire seule ses premiers pas dans le monde. Vrai qu't'es un putain de modèle de permissivité p'tet ? Vu l'attitude d'Adkin, il en doutait. Il ressemblait à ces types nerveux qui finissaient pas taper leurs gosses dans un excès d'énervement, puis qui regrettait immédiatement après en se mettant à se balancer dans un coin en position fœtale. Son propre paternel avait la main lourde lorsqu'il s'agissait de reprendre son gosse, mais Ledward s'en était rarement plaint. C'était même pas de la violence, juste de l'éducation à la dure. Fallait bien ça pour pas sombrer, là-bas. Ici il pouvait peut-être pas la protéger de tout, mais il pouvait essayer.

Sa question, sans doute mal posée, n'amena pas une réponse informative. En fait, elle n'apporta pas de réponse tout court. Il se renfrogna. Pas la peine de lui rappeler qu'il savait pas poser de questions, même hors du taff putain.

-Non. Valco. Sinjir veut faire d'l'informatique, grogna-t-il.

Maelia voulait faire ce qu'elle voulait et surtout pas ce que son père désirait. À partir de là, l'éventail des possibilités était large. Il l'aurait bien vu dans la milice elle aussi, pourquoi pas ? Mais il aurait eu trop peur pour elle. C'est là qu'il avait été malin. Il avait jamais dit qu'il voulait pas qu'elle y soit. Il l'avait juste dégoûtée jusqu'à ce que rien que l'uniforme lui arrache des moues dépitée. Il y avait peut-être mis trop de zèle d'ailleurs, puisque maintenant c'était sa tête qu'elle pouvait pas voir sans être dépitée.

-Ingénieure. 'Fin aux dernières nouvelles.

Pas comme s'il en avait beaucoup. En tout cas c'est ce qu'il avait compris de ce que lui disait Donovan, qui était restée assez proche de sa fille et qui lui servait plus ou moins d'espionne, tant qu'il ne s'agissait pas de choses qu'elle savait que Maelia ne lui dirait pas. Voilà pourquoi il se retrouvait ici à questionner ce gars-là plutôt que d'aller envoyer un message à la sergente, du type « c'est qui ce connard que fréquente ma fille ? ». Quand à son ex-femme... Il préférait ne pas y penser du tout, de peur que ses dents ne se mettent à grincer trop fort.

-'Savez quoi ? Ça me gonfle. Y a un truc chez vous qui m'revient pas. Z'êtes trop nerveux pour être honnête. Mais j'pense que j'ai eu s'que j'voulais, grâce au petit. Alors j'vais vous dire. Il fit un pas vers lui, un seul, gardant sa main gauche dans sa poche et sa droite fermée sur son appareil à fumée. J'sais pas s'que vous tramez là-dedans, et il désigna la cabine des Adkins, mais j'espère qu'vot' Sinjir là, il est pas dans l'coup. Ça m'f'rait mal de d'voir me mettre la mienne à dos pour ces conneries.

Là dessus, il resta encore un instant à dévisager Exvind, laissant ses paroles prononcées sur un ton traînant faire leur chemin dans la tête de ce type avant de finalement sortir sa main gauche de sa poche pour en poser deux doigts sur son propre front, en parodie de salut. Il en avait terminé avec tout ça. Il se recula puis fit souplement demi tour avant de lancer, en partant :

-Bonne journée, M'sieur Adkin.