ONE Il a toujours préféré la nuit au jour, les néons multicolores agressifs au soleil aveuglant faisant cramer le macadam de L.A.. Il a toujours aimé se perdre dans les ruelles plus ou moins sombres à l'arrière des clubs ou entre deux immeubles, grisé par les basses, l'odeur de tous les excès, même les pires. Habitué à la crasse derrière le rutilant, au business derrière le divertissement, au sexe venant salir ces faux mannequins payés pour amuser la galerie, ou plutôt pour étourdir les hommes venus chercher une échappatoire, une illusion de plus, aussi paumés que lui ; et leur faire cracher les dollars plus facilement que pour payer les factures qui, elles, attendront encore. Il les connaît bien, ces nuits désespérantes qui voient irrémédiablement venir leurs heures de noir total, de détresse que rien ne peut plus faire partir, dans ce monde corrompu jusqu'à l'os, sur cette planète en train de pourrir dans ses tréfonds. Par cette ruche, cette fourmilière humaine qui a creusé trop de galeries pour que la structure tienne, demeure viable. À l'aise dans la fange, parmi ceux de son espèce, il se sent comme un poisson dans l'eau, observateur ou spectateur, élément déclencheur ou partisan actif des turpitudes éphémères. Il envie tous ceux capables de s'auto-détruire sans se soucier du lendemain, se sentant lui-même réfractaire à cette petite mort infligée par l'aiguille, la capsule ou l'alcool à outrance.   

TWO On lui a souvent reproché de chercher la merde, en particulier là où il ne fallait pas la trouver. Il a des choses à se prouver à lui-même, profondément frustré à l'intérieur, car rongé par un complexe d'infériorité généralisé. Inquiet de se comparer, à ses pairs comme aux femmes, à sa hiérarchie comme à la lie qu'il a pu anéantir ou maîtriser. Sa violence est issue de cette vision du monde verticale, cette rudesse que lui inspire la hiérarchie, mais à laquelle il se soumet tant bien que mal. C'est ce qui fait de lui un être contrarié en permanence, une cocotte-minute prête à dégoupiller d'un instant à l'autre. Les têtes bien pleines l'effraient comme elles l'impressionnent, et s'il respecte les ingénieurs et autres intellectuels dont il estime ne pas leur arriver à la cheville, il lui arrive de retomber dans ses travers adolescents : incapable de faire la différence entre les idées et les actes, s'adonnant à un incroyable déni de complexité en préférant mettre dans le même panier les richards égoïstes comme ces rats de bibliothèques dont il s'estime séparé par un fossé galactique.

THREE Sa vie d'avant était en bonne partie occupée par sa fonctions chronophage en tant qu'agent des forces spéciales de Los Angeles. Il peut affirmer sans vantardises avoir à peu près tout vu des bas-fonds de la cité des anges ; il les cherche d'ailleurs encore. Habitué aux opérations lourdes, il s'est confronté à toutes sortes d'opérations : que ce soit déloger du terroriste en puissance, intervenir sur des tentatives de braquage, sur des prises d'otage voire au cœur de fusillades avec le Milieu, il n'a jamais eu froid aux yeux, et passe pour un casse-cou culoté, certes courageux, mais accro à l'adrénaline jusqu'à en devenir dangereux. C'est cette propension à rester plus souvent fidèle à ses instincts qu'aux ordres sur le terrain qui l'a empêché de gravir les échelons de la profession comme il en aurait rêvé. De nombreux écarts ou rappels à l'ordre figurent sur un dossier pourtant bien noté, mais qui le fiche désormais dans la catégorie des quasi-fauteurs de trouble, instable et nerveux.  

FOUR Son couple a la mort pour genèse. Une banale histoire de flics, un assaut qui tourne mal, et quelques officiers laissés sur le carreaux. Elle était la sœur de l'un de ses frères d'armes. Drôle d'endroit que le cimetière pour échanger un regard et construire sur la terre fraîchement retournée une idylle absurde et bourrée d'espoirs tout à la fois. Elle est maniaco-dépressive, nymphomane sur les bords, lorsqu'elle a besoin de se sentir aimée, hystérique dès lors qu'on s'oppose à elle, ce qu'elle est, ce qu'elle pense. Il est irascible, pourvu d'un désir de la dominer comme de se perdre dans la folie d'une autre. Il y a quelque chose d'excitant à s'établir avec une instable. Ils se sont mariés sans trop savoir pourquoi, poussés par cette formidable fuite en avant, cette idée que "tout le monde se range un jour ou l'autre", que si "les autres peuvent le faire", alors eux aussi. C'est un bonheur de carte postale, ou plutôt de catalogue immobilier. Sa belle gueule à lui, son maintien à elle, une histoire bordélique en héritage.

FIVE Le Temps s'étire ou s'étrécit, les années se changent en heures, mais l'ennui persiste. L'argent rentre, mais pas assez pour celui dont les dents rayent le plancher. Comme beaucoup d'autres, il consomme pour exister, pour compenser, pour oublier. Elle aussi. Et pour que le pognon continue de couler, il faut tricher. Il est devenu ripou pour subvenir à leurs besoins artificiels, conscient qu'il ne pourrait jamais grimper dans la hiérarchie : tête brûlée, tête de con, casse-cou et casse-couilles, personne n'a envie de prendre le risque de faire prendre du galon à Halloran. Alors c'est auprès de ceux qu'il pourchasse qu'il trouve cette reconnaissance défaillante. Lentement, il adopte les codes de la Pègre, les fait siens, lui qui s'est longtemps contenté de les observer pour mieux les combattre. Il brille dans cette ombre glauque et collante, cette angoisse latente, persistante, qui lui file des ulcères, qui semble raccourcir son espérance de vie un peu plus chaque jour ; ses nerfs se bouffent entre eux en permanence. Il y a comme un rêve de gloire dont le gosse en lui n'a pas fait le deuil, alors il brûle la chandelle par les deux bouts, risque de se compromettre tout en fermant les yeux sur lui-même : "On verra bien."

SIX Il est devenu un tueur. Devenu un loup pour l'homme, parfaitement conscient de cette avancée dans un tunnel bouché, sans issue. Il s'est avancé trop loin, et il n'y a plus guère moyen de revenir sur ses pas. Pas besoin de boire, de picoler, de fumer ou de baiser pour se trouver des excuses. Il possède toujours cette formidable capacité de faire abstraction de tout ce qui n'est pas lui, son couple bancal, ses désirs qui priment avant tout le reste. On ne lui a jamais rien donné gratuitement : alors il prend le bonheur, l'adrénaline là où il la trouve. Il devient bon et il le sait. L'empathie lui manque, le rendant un peu plus dur encore qu'autrefois. Son sens de la camaraderie, effrayé à l'idée de se trahir, de laisser filtrer un indice compromettant, s'effrite au fil des mois. Il n'attire pas plus l'attention, mais se sent glisser sur le fil du rasoir. Il manque de commettre l'impair suprême, échappe de justesse au titre qui sublimerait le paradoxe de l'histoire : devenir à son tour un tueur de flics.

SEVEN Rien ne dure, même les paroles d'or des plus grands parrains. Butez leur fils dans une ruelle sombre, tabassez leur fille que vous avez épousé sans penser aux conséquences, dérobez-leur la fortune de toute une vie, et les foudres divines elles-mêmes ne frapperaient pas aussi fort. Le monde de la mafia bouge, se meut, obéit aux fluctuations naturelles, aux transmissions de pouvoir, aux changements qui viennent troubler l'ordre établi jusque-là. Son tempérament le rattrape. La course fatale au fric peut à tout moment se prendre un mur de plein fouet. Le pognon est rentré. A coulé. Le prix à payer est autre, maintenant. Les soupçons sont finalement nés. Nés de la jalousie, du sens de l'observation de quelques collègues étonnés par ces ressources financières étonnantes, de la part de celui qui crachait toujours : "Si un jour j'ai de la thune, c'est que je l'aurais volé." Quelques murmures, vilipendes et autres démonstrations artistiques de délation ont suffi pour que les regards se posent sur l'agent Halloran. Une fois la flamme du doute allumée, impossible de l'éteindre. Sa couverture va griller, des deux côtés. Le monde devient hostile, l'idée de fuir ailleurs, vaine.

EIGHT Elle veut partir. Quitter la Terre. Par trouille : de se retrouver seule, de se retrouver coffrée, de quitter l'Amérique. C'est une lubie, stupide. Un risque inconsidéré. Mais une vie d'errance internationale n'est pas pour lui plaire davantage. Il envisage lentement l'idée de se mettre à l'ombre, de sauver son mariage sans avoir à se soucier des corrompus, des inquisiteurs. La planète se meurt, ses convictions fondent lentement. Et si l'avenir était ailleurs ? Si la Terre était bel et bien irrécupérable ? La situation devient irrespirable. Chaque aube est portée par l'appréhension des gyrophares, de la perquisition, de l'analyse de ses comptes financiers, avec toujours les sempiternelles questions : Pourquoi ? Comment ? Avec qui ? Depuis quand ? Lux Halloran devient incontrôlable. Terrorisée par tout, elle rêve de s'embarquer ailleurs avec lui, tout en lui reprochant, au fond, ce pacte tissé avec la même lie qui a tué la chair de sa chair. Un paradoxe intenable, livrant le passage à un chantage absolu : c'est le départ ou la rupture.
Il l'aime. Il accepte.

NINE Ironie du sort : les billets verts seront balancés par centaines afin de s'offrir les places pour la clandestinité. Elle embarquera la première. Il la suivra peu de temps après : décidé à régler ses affaires avant d'abandonner leur vie, leur ville. Il n'a rien remarqué de particulier concernant l'attitude de Lux avant qu'ils ne se séparent. Aucun signe pouvant l'alerter d'une catastrophe à venir, d'une trahison, d'un abandon. Juste de quoi se conforter dans son opinion et finir par accepter l'inacceptable. Terrorisé par l'espace, par les mythes qui l'entourent, il laisse libre cours à sa nervosité une fois seul, se montre sa peur à lui-même, un peu apaisé à l'idée de se dire "pas le choix". C'est l'exil ou le déshonneur, la chute libre, la fin de tout ce pourquoi il a fait fi de ses principes et de sa naïveté d'autrefois. Il lève les voiles dans la douleur, et si le voyage s'avère déjà pénible, il n'ose imaginer ce qu'il en sera, une fois confronté à l'épreuve de la flotte.

TEN Alors qu'il sort tout juste de quarantaine, impressionné par l'organisation rigoureuse à bord, c'est la douche froide. Lux n'est pas là. Voilà déjà trois fois qu'on le renseigne officiellement, tout en lui faisant comprendre qu'il ne pourra pas éternellement harceler les autorités locales : on n'a pas enregistré l'identité d'une Lux Halloran. Jamais. Alors, voilà déjà dix jours qu'il la cherche. Il a l'impression qu'on ne lui en laisse pas le temps, et à raison : il y a tellement de choses à apprendre, à découvrir et à apprivoiser. Ses nouveaux quartiers, la fonction qu'il embrassera désormais ici, l'environnement qui l'étouffe derrière ses apparences bucoliques. Les questions se pressent, le torturent et l'empêchent de trouver le sommeil. Et si elle n'avait jamais quitté la Terre ? Et si sa navette n'était jamais parvenue jusqu'à la flotte ? Et si elle s'était enregistrée sous un faux nom, cherchant à se perdre parmi la masse ? Et si elle n'avait pas supporté le voyage ?