ONE Dans ce monde, il y a ceux qui s'accrochent à quelque chose de toutes leurs forces pour garder un semblant de stabilité et ceux qui lâchent prise. Akum, il y a longtemps qu'il a cessé de s'accrocher à quoi que ce soit, préférant se laisser porter plutôt que de s'arc-bouter contre les choses. Dès son plus jeune âge, le parti est pris. Résister est inutile, les événements rattrapent les hommes aussi sûrement que la main de son père rattrapait sa joue. Autant endurer sans se plaindre, laisser passer l'instant plutôt que de résister et le rendre plus douloureux.

TWO La violence le dégoûte, mais quitte à la subir, pourquoi ne pas la mériter ? Akum ne se demande plus pourquoi les choses arrivent, il les provoque. Quand Akum va rentrer, il sera de toute façon déjà en colère. Au moins Akum saura pourquoi. Inoffensif pourtant, ses singeries ne blessent personnes. Il agace, il cherche les limites et les franchis. On le ramène sur le pas de sa porte en le tenant par le col, le bras, l'oreille, mais Akum est tranquille. D'autres auront ri de ce qui provoquera les coups qu'il recevra. La battante est payée. La punition est remboursée avant d'être tombée.

THREE Barbouilleur ! Il crie, il insulte, mais Akum ne répond pas. Ses mains sont sales, mais au fond il est fier et ça il ne pourra pas le lui enlever. La peinture est encore fraîche et si les formes sont imprécises, au moins les couleurs sont accordées. Plus tard sa mère viendrait lui parler pour lui dire de ne plus le provoquer, de garder ses couleurs pour les occasions spéciales plutôt que de les gâcher sur les murs. Akum comprend qu'elles sont trop précieuses, les perdre pour le simple désir d'attirer l'attention violente d'un seul homme n'en vaut pas la peine.

FOUR Les formes ne sont plus si difficiles à saisir à présent. Les couleurs sont froides ou chaudes, mais toujours douces. Tant qu'il tient son pinceau virtuel, Akum oublie où il se trouve, pourquoi il s'y trouve, où il doit aller. Parfois il ne fait que barbouiller les couleurs, laissant son esprit s'absenter le temps d'un gribouillage, puis oubliant même jusqu'à l'activité même qu'il faisait, restant simplement à fixer un support à moitié peint, le regard vide. Il ne devait pas le trouver comme ça pourtant. Les reproches et le mépris se décochaient aussi rapidement que les taloches. Soit concentré. T'as l'air d'un putain de demeuré. J'ai pas fait un chiard pour qu'ça soit un putain de débile. Ne pas répondre. Baisser la tête et ramasser son support tombé en même temps que ses pensées.

FIVE Les menottes serrent encore ses petits poignets alors qu'il est face à son œuvre. Pourtant il sourit aux miliciens avec un amusement qu'il n'est pas loin de vraiment ressentir. Devoir nettoyer lui-même son travail serait une véritable torture, pourtant il savait que suffisamment de gens le verraient avant qu'il ne soit contraint de le détruire. Les murs étaient plus grands que les terminaux. Plus faciles à trouver, plus visibles aussi. N'importe qui pourrait passer devant et admirer son travail éphémère. Les coups qu'il en tirerait n'en seraient pas moins percutant, mais la compensation dépasserait largement le mal.

SIX Les rires résonnent dans les vestiaires. S'inscrire au Taik est une idée de sa mère. Elle en a assez de le voir désœuvré à traîner dehors, elle ne comprend pas pourquoi il semble chercher avec frénésie des façons de provoquer sa colère. Le sport sera bon pour toi, tu verras ! Oui maman. Quoi dire de plus ? L'activité lui fait oublier ses obligations aussi facilement que la peinture. Ici il sait que d'autres comptent sur lui et qu'il peut compter sur les autres. Les liens se forment, les relations se créent. Plus tard, Akum les peindra peut-être, sur des vrais feuilles pour ne pas que ses nouveaux amis s'oublient eux-même. La violence le dégoûte, mais il comprend rapidement qu'il n'y a rien de tel ici. On s'entraîne, on se chahute, mais on ne se fâche pas. Rien n'est dangereux. Se faire mal est interdit.

SEVEN Les couleurs sont fades et répétitives alors que hurlent les sirènes. Akum est allé trop loin, mais trop loin, c'est quoi, à douze ans ? L'un des secouristes lui tient la main, mais il n'a pas la force de la serrer. Il ne le voit même pas, chaque partie de son corps lui fait mal. Respirer est douloureux. Pourtant il sait, il sent qu'il a accompli quelque chose. Il a suffisamment attendu désormais, il était allé trop loin. Tout le monde avait pu le voir. Il perd conscience sur une dernière pensée pour son équipe. En se laissant frapper aussi fort, il les laissait en mauvaise posture pour leur prochain match.

EIGHT Akum n'est plus chez lui et cette idée l'insupporte. Sa seule consolation est qu'il n'est plus chez lui non plus. Laisser les choses arriver avait fait son effet, mais le résultat n'était pas exactement celui escompté. Ses nouveaux parents ne sont pas du tout comme les anciens, mais Akum n'a pas envie d'avoir de nouveaux parents. Il sait se débrouiller. Il ne sait faire que ça d'ailleurs. Les provocations sont de plus en plus nombreuses. Akum cherche les limites et s'étonne de ne pas les trouver où elles étaient d'habitude. Plus de cris, plus de coups. Seulement la déception et la fatigue. Il change de mains, mais il ne change pas d'idée. D'autres le prennent en charge et tout recommence. Trouver les limites, les franchir, provoquer jusqu'à changer à nouveau. Il ne s'arrête que lorsqu'on trouve enfin les mots juste. Son secouriste est revenu l'adopter.

NINE Son corps se développe en même temps que son esprit. Akum peint, Akum joue, mais Akum ne cesse de penser à son avenir. Son dernier père est tout l'inverse de son premier. Il vit pour aider les autres au détriment de son propre enfant. Akum a également gagné une sœur, blasée, jalouse, mais qui rit de ses imbécillités. Akum veut aider les autres lui aussi. Il veut les aider à retrouver le sourire, mais il veut aussi les aider à rester en vie. Il veut servir tout comme on l'a servit. Les études prennent une toute nouvelle importance alors et l'acharnement se fait sentir. Il apprend de nouvelles formes, de nouveaux gestes. Il apprend à comprendre pour aider. Ses peintures se font plus précises, moins nébuleuses, ses match deviennent plus stratégiques, mieux organisés. Ses blagues font rire même les miliciens qui doivent lui passer les bracelets.

TEN Les premiers amours, les premiers ébats. Akum en comprend la passion et s'y abandonne avec plus de liberté qu'il ne le souhaiterait. Il explore une dimension qu'il ne soupçonnait pas, mais qu'il n'arrive pas totalement à comprendre. Il connaît le plaisir reçu, le plaisir donné. Il ne saisit pas la possessivité, l'agressivité de la jalousie. Il partage ce qu'il est avec délice et ne se lasse pas de découvrir les autres, pourtant il garde en lui cette crainte que ces émotions violentes n'entraînent des fins violentes. On le frappe à nouveau quand il se partage trop. Il n'approuve pas l'idée d'appartenir à quelqu'un, mais s'y plie une fois ou deux, au détour d'un attachement plus fort.

ELEVEN Akum est enfin seul à nouveau. Son sourire se fait connaître, sa bonne humeur et son positivisme sont toujours présents. Ses absences sont moins flagrantes, mais existent toujours. Lui, il ne le revit jamais. Il n'en reparla jamais. Sa mère, il ne croise que rarement. Parfois il lui glisse entre les mains une création ou une gentillesse. Pourtant, elle ne lui rappelle trop qu'elle non plus, n'a rien fait.

TWELVE Il joue dans la cours des grands désormais. Sa cabine est recouverte de mille couleurs et son rêve, il l'a touché du bout des doigts. C'est son père adoptif qui lui remet son nouvel uniforme, un manteau de responsabilités dont il a hâte de se draper. En tant que médecin, il soignait des gens. En tant que secouriste, il allait sauver des vies. Ça avait fonctionné pour lui après tout, pourquoi pas sur les autres ?

THIRTEEN De grands bouleversements s'annoncent. Autour de lui, on veut savoir quoi faire de la flotte, pour qui voter, on pleure le commandant. Lui ne le connaissait pas, le commandant. Mort de toute façon. On ne peut plus l'aider, n'est-ce pas ? La politique ne l'intéresse pas. Il a déjà trouvé son propre tiercé gagnant. Sauver des vies. Peindre les murs et les toiles virtuelles. Jouer les jeux et les gens. Pourtant, il ressent autour de lui les tensions dérangeantes qui tiraillent l'atmosphère de la flotte. Il n'aime pas observer cet écartèlement des idées, les esprits s'échauffer, alors il esquive le sujet aussi habilement que la milice semblait esquiver le marché noir. Sans critiquer les miliciens, faire aussi peu d'efforts pour empêcher sa prolifération relevait presque d'une opiniâtreté exemplaire.