ONEPouvez-vous désigner exactement le jour et l’heure où votre vie a changé pour toujours ? Ada, oui. C’est facile : ce jour-là, c’est celui de l’attaque du Tiantang. Elle s’est cachée. Elle n’en est pas forcément fière, mais c’était avant sa poussée de croissance, et à l’époque elle avait beau être bruyante et extravertie, mais elle restait très petite pour son âge.  Elle se souvient du bruit des coups de feu et des cris, de l’odeur du sang et de la sueur, mais surtout de la peur ambiante. Palpable, et provenant tant des ouvriers que de l’élite. Depuis sa position privilégiée, recroquevillée sous une banquette, Ada se souvient avoir pensé que deux cadavres se ressemblaient beaucoup. Sous des vêtements maculés de fluides corporels divers, il ne restait plus grand-chose pour distinguer les riches des pauvres.

AVANT | Ada sait que ses parents n’étaient pas parfaits, loin de là. Ils étaient sévères et exigeants, et n’avaient que très peu de temps à lui consacrer. Jamais sa mère ne lui avait pansé ses blessures aux genoux, jamais son père n’avait essayé de jouer avec elle. Il était sec et impatient avec elle, elle paraissait désinvolte et désintéressée. Pourtant, s’il y a bien une chose dont Ada n’avait jamais douté, c’est qu’elle était aimée.

Les études sont une chose très importante pour la famille d’Ada, tant du côté de sa mère que de celui de son père. Alors, naturellement, dès son plus jeune âge on l’enjoignit à en faire une priorité et elle s’enthousiasma rapidement pour les sciences, et en premier lieu pour l’astronomie. Les étoiles furent sa première grande passion, et avant d’avoir neuf ans elle avait commencé à demander à ses parents de l’emmener faire un voyage spatial, à l’aide de grands laïus et de petits discours, à la table du diner comme lors de réceptions officielles.

Ce qui ne lui plaisait pas, pendant son enfance, c’étaient tous ces cours de musique qu’on la forçait à prendre. Leçons de solfège interminables, professeurs de piano lui frappant sur les doigts, et cours de violon électrique. Elle faisait tout pour les éviter, inventait les stratagèmes les plus élaborés pour en être dispensée. Si seulement elle avait su.

Pour ses dix ans, ses parents lui firent une surprise : des billets de croisière sur le TianTang pour eux trois. Certes, compte tenu du climat politique, ce n’était pas forcément le moment idéal pour partir, mais après tout il n’y avait jamais de moment parfait, et puis Ada le voulait depuis tellement longtemps. Elle allait enfin pouvoir visiter les étoiles.

APRES |  Evidemment, cet évènement l’a changée. Du jour au lendemain, elle est devenue orpheline, et s’est retrouvée dans un nouveau pays qui, bien que ne lui étant pas hostile, ne savait pas vraiment quoi faire d’elle. Elle s’est renfermée sur elle-même, la fillette bavarde, extravertie et parfois capricieuse s’est transformée trop rapidement en une jeune fille réservée, mature, et toujours serviable.

Deux ans à peine après son arrivée sur la Flotte, un autre vaisseau la rejoignit. Helios. Immédiatement, Ada développa une fascination pour ce vaisseau et les scientifiques qui l’habitaient. Avant elle serait allée roder aux alentours, aurait questionné quiconque possédait des informations à leur sujet, serait sans doute même allée jusqu’à aborder les scientifiques en questions afin de constituer un dossier d’enquête complet, et n’aurait pas abandonné avant de savoir. Mais elle n’était plus la même personne ; elle n’était pas sur terre. Elle se contenta de faire le dos rond et de baisser de nouveau le regard vers ses livres de cours. Une fois de temps en temps, seulement, on pouvait surprendre ses yeux rêveurs s’égarant en direction des dômes D24 et D25.

Elle a passé la majeure partie de son adolescence la tête baissée, tant parce qu’elle avait le nez dans les livres que parce qu’elle souhaitait éviter le regard des gens. Se faire toute petite. Ne pas déranger. Elle a d’ailleurs commencé à étudier la médecine pour « rendre » à la Flotte, parce qu’elle se sentait redevable. Après tout, ici on l’a recueillie et élevée, on lui a donné les moyens de s’éduquer et de grandir. Et puis, elle avait toujours aimé les sciences.

Ses gestes sont toujours calmes, posés, mesurés. Même en situation de stress ou d’urgence, ses mains ne tremblent pas et sa voix reste égale. Lors de son stage de médecine d’urgence, ses formateurs étaient impressionnés tant par son sérieux que par sa capacité à rassurer continuellement ses patients en leur parlant d’une voix chaleureuse.

Elle aurait pu continuer la médecine clinique, ou se spécialiser en chirurgie. Au lieu de cela, elle s’est réorientée vers la biologie et la recherche scientifique. Au fond d’elle-même, et même si elle n’en montrait rien, elle n’avait jamais pu se faire à l’abondance du sang ni à la trop forte proximité avec la mort. Quelque part aussi, sans doute, le mystère des dômes d’Hélios continuait à l’appeler. Elle n’a toujours pas découvert ce qu’ils renferment, mais le simple fait de se trouver dans leur proximité immédiate la satisfait pour l’instant.

Rapidement, elle a décidé de se spécialiser en toxicologie. Etudier les effets néfastes d’une source sur des organismes ou des systèmes biologiques. Analyser molécules, radiations et nanomatériaux et déterminer l’ampleur de leurs conséquences sur un environnement donné. Aider les gens d’une manière différente : en analysant des poisons, en déterminant si une atmosphère est viable ou potentiellement létale...

Curieuse et déterminée, cette discipline aux découvertes infinies lui convient parfaitement. Sans s’en rendre compte, elle a rapidement gravi les échelons, d’assistante de laboratoire en auxiliaire de recherche, jusqu’à ce qu’on lui propose de constituer sa propre équipe. L’adrénaline agréable qui l’a envahie ce jour-là était incomparable. C’est aussi à ce moment qu’elle a vraiment commencé à s’affirmer.

Ada n’a pas de donné inné pour diriger, déléguer, piloter, ou régir un groupe de gens mais elle a passé des années à travailler ces compétences et, à force d’essais et d’erreurs, est aujourd’hui l’un des chefs d’équipe les plus respectés malgré son jeune âge. Elle a appris à motiver, entrainer, organiser, et encourager les autres. Elle n’est pas une meneuse née, mais elle donne à ceux qui l’entourent envie de la suivre.


MAINTENANT |  Malgré toutes ces années passées sur la Flotte, malgré le fait qu’elle se soit en apparence entièrement intégrée, qu’elle en soit une citoyenne fière, quelques détails marginalisent encore et toujours Ada. Tout d’abord, elle ne fête pas son baptême stellarien. Pour elle, c’est un jour de deuil. Elle a dû développer des excuses et des stratagèmes d’évitement pour ne jamais avoir à en donner la date, et, le jour dit, elle passe la journée seule à se recueillir et à penser à ses parents. Parfois elle s’autorise même à regretter la Terre, ce jour-là.  Mais seulement ce jour-là.

Elle refuse également de se rendre sur le TianTang si elle peut l’éviter. Toutes les distractions qu’elle pourrait trouver sur ce vaisseau ne sont rien en contrepartie des visions cauchemardesques qui l’assaillent encore chaque fois qu’elle doit y poser le pied.

On la prend parfois pour un robot ; si elle est amicale avec tout le monde, elle n’arrive pas à faire entièrement confiance à quelqu’un, à dévoiler complètement ses sentiments. Elle n’a jamais su garder une relation sentimentale pour cette raison, que ce soit avec un homme ou avec une femme. Il arrive toujours un moment où on requiert d’elle un degré d’intimité qu’elle est incapable de procurer à qui que ce soit pour l’instant.

Pourtant, de manière générale, elle est très douée avec les gens. Tout le monde se sent à l’aise, en sécurité et en confiance avec elle. C’est une diplomate née, elle arrive à désamorcer n’importe quelle situation tendue, et à faire se ranger tout un chacun à son point de vue, de manière entièrement pacifique.

Elle adore se balader dans les sections d’Hélios qui ont été transformées en vergers. Elle détestait devoir faire du sport dans son adolescence, mais a depuis appris à vraiment apprécier ces activités. Elle fredonne des airs terriens sous la douche. La cuisine chinoise lui manque.  Elle ne tient pas l’alcool.